Des battements lancinants émanent de deux grandes plaques d’évacuation. Noyés dans la brume, les pylônes d’un barrage. Au sol des mégots et des cannettes éventrées. Dans ce lieu glauque, des fumeurs se croisent, en s’ignorant... Une voix sort de la pénombre pour raconter une étrange histoire de chien et de fuite en avant... "Faut que je bouge, faut que je tienne". Vêtue de noir, une femme s’agite, est saisie de transes, ouvre les bras pour inviter à la fête. Attirés par la rave et dopés par la techno, une vingtaine d’individus s’éclatent. Exceptionnellement rassemblés !
Durant cette séquence explosive, un jeune danseur attire notre attention. Virevoltant avec souplesse, il électrise le plateau et se défoule, en tricotant les paroles d’une chanson provocante. La fièvre retombée, chaque personnage laisse filtrer ses failles dans des monologues courts et énigmatiques. Passion pour les chevreuils, fascination pour le néant, révolte contre l’absurdité du monde, empathie avec le cochon conscient qu’il va à la mort traduisent frustrations et désillusions. Dès qu’il parle de moteurs, Jean Beuh revit, mais il se sent exclu et trouve refuge dans l’alcool. Un renoncement inadmissible pour sa copine Rébecca. Avec hargne, elle revendique son droit à profiter de la vie.
Scénographie, sons et lumières distinguent clairement les trois parties. Au pied du barrage, le bruit stressant de la turbine fait peser une menace. A peine éclairées par une lumière blafarde, des silhouettes circulent. La plupart des visages nous échappent. La fête casse l’isolement. Plus de capuches ni de vêtements protecteurs. Les corps se libèrent. Sous les spots stroboscopiques, ils se mettent à vibrer. Une explosion de vie, soutenue par une musique envoûtante. Lorsque le lieu se vide, une lumière plus tranchante met en valeur la singularité de chaque protagoniste. Aidés par des micros, ils dévoilent leur désespérance.
Malheureusement, cet encadrement technique élaboré ne sert pas une progression dramatique. Pas d’intrigue ni de rapports entre les personnages. Ces écorchés sont foncièrement égocentriques. Convaincus d’être oubliés par le reste du monde, ils zappent l’autre. Six bons comédiens (Angèle Baux-Godard, Lucile Charnier, Léonard Cornavin, François Gillerot, Alex Jacob, Adrien Letartre) leur insufflent fougue et fébrilité. On les sent instables, tendus, même quand ils se libèrent par la parole. "Carnage" s’adresse "au ventre du spectateur plutôt qu’à son intellect". Cependant ces paumés, dont l’existence est dans l’impasse, ne suscitent pas l’empathie. Malgré leur soif de vivre. Coincés entre un passé pénible, que nous connaissons très mal et un avenir bouché, ils semblent prisonniers de leur rage impuissante. Une impression qui s’étire tout au long de la troisième partie d’un spectacle soigné, mais auquel il est difficile d’adhérer.