Des coups de tonnerre résonnent lorsqu’on découvre un groupe de treize personnes, plus une qui se tient à l’écart. Habillés de sombre, complet-veston-cravate ou tailleur et chemise blanche, comme des gardiens de musée. Le trouble s’installe déjà si l’on se rend compte que cette grappe humaine compte plus de têtes que de paires de jambes. Une jeune fille vêtue d’un manteau bleu apparaît à l’avant-plan et regarde le tableau qui se disloque dans le mouvement erratique des personnages qui le composent.
Comme un fil rouge, la jeune fille fera plusieurs apparitions à l’image d’une visiteuse de la Quinta del Sordo (le Domaine du Sourd ), une maison proche de Madrid où le peintre Francisco de Goya (1746-1828) a vécu ses dernières années passées en Espagne avant de s’exiler en France. Durant ces années, entre 1819 et 1823, Goya, à l’époque seul, sourd et malade, y réalise une série d’œuvres sombres et terrifiantes baptisée « Pinturas Negras » (les peintures noires). Parmi ces tableaux, figure « Le Grand Bouc », que certains nomment « Le Sabbat des sorcières », qui donne son nom à la pièce de Nicole Mossoux et Patrick Bonté.
Dans une succession de fresques mouvantes, noires et puissantes, la chorégraphe et le dramaturge donnent à l’œuvre de Goya une nouvelle dimension artistique, visuelle, sonore et gestuelle. Les gardiens et gardiennes de musée se mêlent aux personnages des peintures, les affrontent, les manipulent ou sont eux-mêmes manipulés. Interprètes et marionnettes (réalisées par Natacha Belova) se confondent de façon troublante, les membres se multiplient - quatre bras, quatre jambes – et sont parfois arrachés sans précaution ni émotion. Piété, souffrance, pauvreté, fureur et désespoir manipulent les corps comme les esprits.
Cet univers fantastique s’appuie également sur les créations vocales et sonores signées respectivement Jean Fürst et Thomas Turine. Des sons produits en direct par les interprètes eux-mêmes, souffles, onomatopées, râles, sont captés par leur micro et amplifiés, déformés et déplacés à d’autres endroits de la scène ce qui produit un effet étrange, déconcertant, irréel. S’y ajoutent des « effets spéciaux » - lévitation, apparition, illusion, dédoublement – des masques et des costumes riches pour composer un rituel, à la fois effrayant et fascinant, ponctué de charniers, de danses, légère ou macabre, de marche aux bâtons et de procession à genoux.
Cette visite guidée et agitée de la Quinta del Sordo (détruite en 1909 mais dont les œuvres ont été conservées) permet à Nicole Mossoux et Patrick Bonté d’évoquer une Espagne en guerre et sous l’emprise de l’église catholique et de l’inquisition dans laquelle baignait le peintre à l’époque. Mais la pièce qui relève essentiellement du mouvement théâtralisé explore plus avant la nature humaine et les conflits intérieurs jusque dans ce qu’ils ont de plus retors dénonçant, dans la foulée, la violence aveugle et l’aliénation des esprits « qui ont toujours été une malédiction de l’Histoire ».
Didier Béclard
« The Great He-Goat » de Nicole Mossoux et Patrick Bonté, avec Juan Benítez, Dounia Depoorter, Thomas Dupal, Yvain Juillard, Frauke Mariën, Fernando Martin, Isabelle Lamouline, Shantala Pèpe, Candy Saulnier, Fatou Traore et la jeune fille, Martha Andrioli, Eva Pontiès-Domeneghetty et Marie-Lou Adam, jusqu’au 9 juin 2022, au Théâtre Les tanneurs, dans le cadre du Tb2 Festival, 02/512.17.84, lestanneurs.be.