Si mon imagination m’avait poussé à croire que la répétition générale nous renseignerait sur l’interprétation du répertoire, une fois sur place, je dus bien me faire à l’idée que la parcimonie du discours de Yuri Temrikanov et la langue utilisée ne nous faciliteraient pas la tâche... Pourtant, cet avant-goût de concert, en comité restreint, avait quelque chose de magique... La découverte de ce bonhomme au piano vêtu d’une simple chemise et d’un pull soigneusement posé sur ses épaules me fit penser à ce grand oncle venu de loin qui, après un repas de réunion de famille, décide de s’asseoir au piano et d’y livrer ses souvenirs musicaux. Les quelques membres, religieusement à l’écoute, se rendent alors bien compte que l’instant vécu est unique et touche peut-être même au sacré... Mais c’est alors que la musique s’interrompt subitement, arrêtée par quelques mots murmurés de la part du chef, comme si l’intonation du discours extramusical influait impérativement sur l’interprétation de la musique elle-même...
Une heure plus tard, le concert démarrait. La première œuvre jouée était la Symphonie n°1 dite « classique » de Prokofiev. Si nous pensions avoir laissé Mozart et ses contemporains de côté pour la suite du festival, la pièce présentée – datée de 1916-1917 – rappelle étrangement cette période de l’histoire de la musique. En réalité, se voulant délibérément néo-classique, elle est directement inspirée des symphonies de Haydn. Cette caractéristique, mêlée au langage harmonique du jeune compositeur, crée une œuvre singulière et plaisante, rendue admirablement par un orchestre tiré au cordeau notamment grâce à la gestuelle ultraprécise du chef russe.
La deuxième œuvre était constituée d’extraits des suites Roméo et Juliette, composées par le même homme une vingtaine d’années après la Symphonie n°1. Plus moderne, cette musique de scène extrêmement dramatique nous a plongés dans un univers quasi cinématographique. Fort contrastée, elle fait alterner des moments de tension dignes d’un film d’Hitchcock et des passages plus gais et enjoués. Autres éléments frappants, la taille de l’orchestre, la variété et la nature surprenante des timbres – saxophone ténor, célesta ou instruments graves comme le contrebasson ou le tuba – permettent de créer ces différentes ambiances. Cette pièce, ovationnée, a achevé la première partie du concert.
Après l’entracte, l’atmosphère était plus calme. Désormais vêtu d’une queue-de-pie, Nelson Freire a interprété le Concerto pour piano et orchestre n°2 de Brahms avec une aisance frappante, tantôt affrontant la masse orchestrale, tantôt fusionnant avec elle. A la fin du concert, une petite partie du public s’en est allée tandis que l’autre est restée, demandant un rappel. Alors, dans la même intimité qu’à la répétition, le pianiste nous a livré une ultime confidence, l’Intermezzo op. 119 n°1 de Brahms, un morceau dépouillé mais empli d’une grande souffrance intérieure. Puis, des larmes nous sommes passés au sourire avec la séance de dédicaces tenue par l’artiste en personne. Celle-ci en a réjoui plus d’un, heureux de repartir avec l’autographe du maestro, dont moi-même, je vous le confie...