L’histoire est à peine croyable et pourtant elle est vraie, même si elle est (à peine) romancée sur scène. Nauru est une merveilleuse petite île perdue au milieu de l’Océan Pacifique. Peuplée d’une poignée de femmes et d’hommes, la vie s’y écoule paisiblement pendant des siècles.
Jusqu’à un beau matin d’octobre 1798 où l’ombre d’un trois mâts battant pavillon britannique pointe à l’horizon. Le Hunter, commandé par le capitaine John Fearn, aborde les rivages de Nauru, accueilli chaleureusement par les autochtones. Lorsque le capitaine quitte ce morceau de terre, il emporte juste une pierre qu’il ramène en Australie, chez son employeur, la Pacific Island Company. Après sa mort, le caillou traîne dans un bureau, servant de cale-porte ou de presse-papier, avant qu’un géologue ne découvre qu’il s’agit de phosphate pur.
A l’époque, l’Australie voisine cherche à développer son agriculture et a besoin, notamment, de phosphate qui est principalement utilisé comme engrais. A l’aube du XXe siècle, l’exploitation du phosphate commence grâce à une main d’œuvre bon marché en provenance principalement de Chine. Nauru se développe, se dote d’un port, d’un hôpital, et malgré les guerres, l’intérêt pour la mine ne faiblit pas. La compagnie prospère et s’étend, mais son développement est contrarié par des croyances locales qui interdisent l’exploitation de certains portions de son territoire. D’où l’idée de soudoyer les chefs de tribus en les engageant comme cadre dans la compagnie.
Ceux-ci disposent ainsi des moyens nécessaires pour faire étudier leurs enfants en Australie. Hammer DeRoburt fait partie de cette génération qui estime que les Nauruans ne profitent que trop peu des retombées économiques du phosphate. Dès 1951, il demande plus d’autonomie et une meilleure répartition des bénéfices ce qu’il obtient sous la forme d’une indemnité d’exploitation. Mais l’objectif, à terme, reste l’indépendance de l’île.
En janvier 1968, la république indépendante de Nauru est proclamée, DeRoburt en devient le premier président et décide de nationaliser l’exploitation de la roche. Le cours du phosphate atteint son plus haut niveau dans les années 1970 et le produit de sa vente est utilisé pour améliorer le bien-être des Nauruans. Les habitants ne payent pas d’impôt. L’eau et l’électricité sont gratuites, de même que les soins de santé. Nauru devient le pays le plus riche avec un revenu par habitant le plus élevé du monde et dispose même d’un siège à l’Assemblée générale de l’Onu.
Sourdes aux avertissements des experts qui annoncent l’épuisement des gisements, les autorités de l’île tente de diversifier les sources de revenus en multipliant les investissements à l’étranger, dans l’immobilier mais également dans une comédie musicale à Londres (« Leonardo the Musical : A Portrait of Love »). Celle-ci sera l’un des échecs les plus retentissants du théâtre londonien tandis que l’immobilier ne tiendra pas ses promesses.
À partir des années 1990, l’activité économique du phosphate s’effondre et la dette de l’île explose. Le gouvernement emprunte, vend sa voix à l’Onu, notamment en faveur de la reprise de la chasse à la baleine, blanchit de l’argent sale, brade sa nationalité et les passeports qui l’accompagnent et loue une partie de son territoire à l’Australie qui y installe des camps de réfugiés en quête d’asile.
Défigurée par des décennies d’exploitation minière, l’île, parsemée d’infrastructures à l’abandon, est aujourd’hui un désastre économique et humain avec un taux de chômage de 90% et une espérance de vie inférieure à 60 ans, minée par certaines maladies (notamment l’obésité et le diabète) dues au mode de vie occidental des années fastes.
Si l’histoire que narre « Sabordage » est déjà, en soi, intéressante, la façon dont la traite le Collectif Mensuel ne l’est pas moins. Tous les bruitages - le bruit des vagues, l’éruption du volcan présidant à la naissance de l’île, les pas sur la plages, ... - sont réalisés, avec énormément de créativité, par les comédiens et musiciens (Sandrine Bergot, Quentin Halloy, Baptiste Isaia, Philippe Lecrenier et Renaud Riga), en direct sur scène. Les images captées également depuis une maquette sur le plateau donnent à voir la vie insulaire et ses aléas. Ces images sont enrichies par des incrustations prises sur le vif et des séquences de films où l’on retrouve, entre (de nombreux) autres, Mel Gibson, Anthony Hopkins, Marlon Brando, Marylin Monroe, Frank Sinatra ou Fred Astaire, pour illustrer l’arrivée des colons ou la création de la comédie musicale. Qui plus est, ces images sont doublées, en parole ou en chanson, par les interprètes sur le plateau.
La prouesse technique et artistique est remarquable (le Collectif avait déjà fait montre de son talent en la matière avec « Blockbuster » (2016) que l’on pourra revoir l’an prochain à Arlon et Charleroi) et sert un propos des plus pertinents. La catastrophe écologique et humaine qui frappe l’île paradisiaque de Nauru s’apparente à une métaphore d’anticipation du traitement actuellement réservé à notre planète. L’exploitation déraisonnée de ses ressources dictée par un capitalisme exacerbé conduit à l’écroulement d’un monde où ne subsistent que quelques individus animés par la volonté (utopique ?) de reconstruire sur ces ruines, un autre monde plus juste et durable.