"Moi, j’ m’en fous des Juifs, c’est ma femme que ça travaille." L’homme est un peu gêné d’importuner son voisin d’immeuble. Sa femme a repéré sur Internet qu’il est juif et voudrait comprendre en quoi cela consiste. Embarras du Juif, qui, n’osant pas refuser ce service, se lance dans des explications, que l’époux-enquêteur a du mal à digérer. Elles semblent le narguer. Puisqu’il est né à Paris, pourquoi ce Français se dit-il juif ? Si, conformément à sa religion, il a fait sa bar-mitsva, comme lui a fait sa communion, pourquoi se dit-il athée ? Ces contradictions l’énervent, mais il s’apaise, en s’efforçant de mémoriser : "Est juif, celui qui ne nie pas qu’il l’est, quand il l’est."
Il redevient menaçant lors de la rencontre suivante. Chauffé à blanc par sa femme, branchée uniquement sur des sites pro-palestiniens, il reproche au Juif l’annexion de territoires par Israël. Celui-ci, exaspéré, fait mine d’assumer cette responsabilité avec une ironie mordante. Les échanges suivants font émerger des idées reçues sur l’antisémitisme, la viande casher, le droit de boire de l’alcool et révèlent une inversion des rôles. Grâce à Internet, la femme communique avec un rabbin new-yorkais, qui l’éclaire sur la Torah et le Talmud. Comme toujours, elle influence son mari et ils se convertissent progressivement au judaïsme. Leur soumission aveugle aux règles religieuses fait éclater de rire celui qu’ils considèrent comme un "mauvais Juif".
Pour Jean-Claude Grumberg, "On naît juif, on ne le devient pas." Peu importe que l’on soit croyant ou athée. La pièce ne cherche ni à valoriser ni à ridiculiser le judaïsme. Elle dénonce avant tout l’ignorance, mère de tous les a priori. La femme se nourrit de "vérités" glanées sur Internet et son mari est allergique aux livres. Dans une séquence sans rapport avec la question juive, ce personnage falot nous surprend par sa violence. Il suffit que les habitants de l’escalier B envisagent d’installer leurs boîtes aux lettres réglementaires dans le hall de l’escalier A, pour qu’il se déchaîne contre ces "envahisseurs". Une colère grotesque qui reflète la peur de ce qu’on ne connaît pas. En ne donnant pas de nom à ses personnages, l’auteur nous incite à les voir comme deux hommes de bonne volonté : ils essaient de s’entendre, malgré leurs différences et leurs préjugés.
Ces dialogues semi-philosophiques sont avant tout drôles et percutants. Répliques brillantes, acerbes ou sensibles s’enchaînent souplement et donnent beaucoup de vivacité aux échanges. Dirigés avec précision, les comédiens rendent ce ping-pong verbal passionnant. D’abord réticent, le Juif incarné pat Itsik Elbaz se pique au jeu. Les partis pris et l’évolution du voisin suscitent son ironie, mais le poussent aussi à se poser des questions et même à confier son désarroi. Frederik Haùgness atténue le ridicule de ce voisin, par sa fraîcheur naïve. Sur le plateau, trois estrades suggèrent une espèce de piste d’obstacles, qui sépare les protagonistes. Ils se parlent très souvent, en se tenant aux deux extrémités de la scène. De ce fait, il est impossible des les associer dans le même regard. On observe l’un et on manque la réaction de l’autre... Malgré cette frustration, on se félicite d’avoir assisté à un spectacle spirituel et nécessaire.
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