Jouant tous les rôles, Marie-Aurore d’Awans souligne d’emblée l’indépendance et la fierté de Montse. Après avoir examiné, de la tête aux pieds, la jeune fille de quinze ans, don Jaime Burgos, qui souhaitait engager une nouvelle bonne, déclare :" Elle est bien modeste." Un verdict dédaigneux qui fait bouillir la "mauvaise pauvre". Elle envoie promener sa mère dépitée. Pas question de devenir une bonniche bien bête et bien obéissante ! Son frère Josep soutient sa révolte contre le mépris bourgeois. Ce "rouge et noir" prône la collectivisation des terres, défend des idées anarchistes combattues par les parents et pousse sa soeur à ignorer Diego, le fiancé dont rêve leur mère.
Fascinée par l’idéalisme de son frère, Montse prend son envol. Elle se laisse emporter par le vent de liberté qui souffle sur Barcelone, tombée aux mains des milices libertaires. Une allégresse impossible à décrire. Un souvenir inoubliable ! La jeune paysanne découvre l’anisette, le luxe des palaces et les femmes en pantalon, la cigarette au bec. Pour la première fois de sa vie, elle entend des langues étrangères. "C’est un plaisir de l’âme". Avec André, un Français qui attendait son affectation dans une brigade internationale, elle vit sa première nuit d’amour. Fin de la parenthèse enchantée.
Menaçant cette euphorie, la guerre est là. On la sent dans les bruits d’avions de chasse et dans les imprécations de Georges Bernanos. Le romancier catholique, dont le fils a rejoint les phalangistes, est révolté par la collusion entre les gens d’Eglise et Franco. En voix off, de courts extraits des "Grands cimetières sous la lune" soulignent son indignation croissante. Josep, lui aussi, est écoeuré. L’hilarité de deux meurtriers, fiers d’avoir flingué deux curés trouillards, le paralyse d’effroi. On peut donc tuer des hommes comme des rats. "Sans en éprouver le moindre remords ? Et s’en flatter ?" En 1939, Montse fuira la guerre, sous les bombardements franquistes. Un exode vers la France, avec sa petite fille, à qui elle répète : "Pas pleurer".
Dans ce roman complexe, Denis Laujol a choisi judicieusement des séquences qui reflètent l’énergie vitale de la jeune Montse. Catalane d’origine, Marie-Aurore d’Awans parle parfaitement l’espagnol, ce qui lui permet d’exploiter malicieusement le "fragnol", un mélange hybride de français et d’espagnol. Le décalage entre la langue maîtrisée de la romancière et ce patois truffé de néologismes bizarres et de grossièretés, parlé par sa mère, rend savoureuse et touchante la complicité entre les deux femmes. La comédienne a une présence extraordinaire. Un mouvement du corps, une mimique, un changement de voix permettent à la narratrice de s’effacer derrière un nouveau personnage. En revivant l’engouement des élans anarchistes, elle s’enflamme. Il faut la voir électriser la scène, en brûlant de l’argent, sur un rock effréné. Sa connivence avec Malena Sardi est précieuse. Guitariste, utilisant parfois l’archet, la musicienne met en exergue la vigueur du récit. Autre atout : une scénographie raffinée. Pour suggérer l’environnement de la nonagénaire fatiguée, de discrets cris d’écoliers. Au lieu des images de guerre attendues, des tableaux abstraits inspirés à Olivier Wiame, par des peintres catalans. "Pas pleurer" a obtenu le prix Goncourt (2014). Son adaptation scénique mérite le grand succès qu’elle remporte, depuis sa création (2017). Dans un monde où les dictatures ont le vent en poupe, on se sent régénérés par cet éloge de la résistance.
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