Lorsqu’il est question d’art avec un grand A, les mots ont un goût de « trop peu ». L’œuvre d’art agit comme un élixir, on s’interroge sur ce qui a pu nous toucher à ce point, pourquoi elle ne nous quitte pas... elle chatouille la corde sensible, avec précision, avec justesse.
Martin Scorsese a dit d’Antonioni était le « peintre du labyrinthe de nos émotions, un architecte de notre réalité ambiguë ». Inspirée par les arts figuratifs, son œuvre a elle-même profondément influencé la cinématographie (Godard, Scorsese, Tarkovski) mais aussi le théâtre, la photographie (Jeff Wall) …
Propriété de la commune de Ferrare, les archives personnelles du cinéaste dévoilent ses sources d’inspiration : Giacomo Balla, Mario Sironi, De Chirico, Giorgio Morandi, Mark Rothko, Pollock, Alberto Burri, Emilio Vedova. Ces peintres ont aiguisé son sens du graphisme, sa science de la lumière, son souci du détail.
Antonioni fut aussi un critique cinématographique. Après avoir été l’assistant de Marcel Carné, il collabora à des scénarios pour Giuseppe De Santis, Fellini et Visconti. Il réalise un premier documentaire « Les gens du Pô » et reçoit en 1956 le “Nastro d’argento” offert par le syndicat des critiques cinématographiques, pour « Femmes entre elles », adapté d’une nouvelle de Cesare Pavese.
Alors que le cinéma italien est dominé par le néoréalisme et la « Comédie à l’italienne », Antonioni se distingue par un style personnel. Grand observateur des mutations sociales, il dépeint l’identité nationale sous les traits de ses muses : Lucia Bosè d’abord, pour sa ressemblance avec Louise Brooks à qui il voue une réelle passion ; la photogénique Monica Vitti, ensuite, qui fut sa compagne pendant dix ans.
Ses drames d’amour, nourris d’angoisse, où les êtres se côtoient mais ne se rejoignent pas , dégagent une puissance peu commune et ce, en dépit de l’étirement de l’action jusqu’au statisme. Il a traduit en images les non-dits, l’impossibilité de communiquer l’angoisse, l’inadaptation de l’homme au monde moderne, surtout la fugacité des sentiments dans une société résolument consommatrice. Il atteint son sommet avec sa trilogie : "L’Avventura", « La nuit » et « L’Éclipse ». Il y construit son propre langage pétri de silences où la musique rejoint les émotions. La scène finale de l’explosion de « Zabriskie Point » sur la musique des Pink Floyd est un joyau de maîtrise technique, de sens pluriels, un festival de couleurs éclatant en bouquets... sur le grand écran au cœur de l’exposition, on se s’en rassasie pas, l’œil toujours sollicité par un nouveau détail. Car dans cet envol anarchique, rien n’est laissé au hasard.
Il fut pourtant incompris, sifflé à Cannes. La structure inexistante, les dialogues atrophiés, les plans-séquence interminables, une musique obsédante : l’ensemble dégage une sensation de froideur,de fatalisme. On apprécie l’esthète mais il est trop formaliste pour certains.
Ce n’est qu’en 1995 qu’il obtint un Oscar pour sa carrière , après avoir toutefois accumulé les récompenses internationales.
Plus de 220 documents et matériaux divers y compris des œuvres d’art de sa collection privée ont été sélectionnés pour dresser le portrait intime d’Antonioni. Scénarios raturés, cahiers de travail avec croquis, pages de journal, questions à son photographe, lettres d’artistes, d’acteurs, d’écrivains, propositions de collaboration, collections de photos (notamment de Louise Brooks)... sa correspondance prouve à quel point il a déboulé comme un météore dans un paysage cinématographique dominé par les règles de la narration. « L’avventura est le seul film qui dépasse les vieilles contraintes narratives du cinéma et de la littérature » (lettre de Elio Vittorini).
Professionnel soucieux de la qualité esthétique, défiant les lois naturelles pour trouver le meilleur cadrage, il explique lors d’une interview les astuces trouvées pour faire « passer la caméra à travers des barreaux de fer » (dans "Profession reporter"). Coloriste pointilleux, il filme sans relâche Monica Vitti en rousse, en blonde, en brune, avec pull over, avec manteau, avec simple chemisier (audition pour le « Le désert rouge »).
Sensible à la portée de l’image en soi, réceptif aux couleurs, Antonioni a exploré sans relâche les combinaisons entre toutes les formes d’art pour trouver les métaphores qui sont les enjeux de ses films. Mais son amour pour l’art pictural est demeuré intact. Jeune étudiant, il s’amusait à réaliser des portraits. « Le désert rouge », son premier film en couleurs, réveille d’anciennes aspirations. « Je ne prétends pas devenir un peintre mais un cinéaste peintre amateur ». Du plan large au plan serré, « Montagne incantate », la rétrospective de ses tableaux, confirme l’attirance visuelle d’Antonioni pour les paysages désertiques et les brumes. Ambition, perfectionnisme, souci de l’élégance et de l’excellence, sont les valeurs qui ont forgé sa personnalité. Une attaque lui ôte la parole en 1995, il fait un pied-de-nez à la maladie et réalise en 2004 un documentaire où l’émotion, l’humilité et la poésie affleurent en pierres angulaires : « Le regard de Michelangelo » (v.http://vimeo.com/12509233)
Palmina Di Meo