« Lehman Trilogy » est une saga familiale qui narre les tribulations de trois frères, juifs circoncis, fils d’un marchand de bestiaux immigrés d’Allemagne pour s’installer à Montgomery, Alabama. L’histoire débute le 11 septembre 1844, lorsque Heyum – transformé en Henry pour faciliter la compréhension de l’officier de l’immigration - Lehman débarque sur le quai numéro 4 du port de New York après un mois et demi de traversée. A ses yeux, l’Amérique est un immense manège qu’il va s’employer à faire tourner à son profit. Rejoint successivement par son frère Emmanuel - le bras - et Mayer - la patate -, il fonde en 1850 un magasin de tissu et confection à l’enseigne, jaune sur fond noir et aussi longue que la façade, de Lehman Brothers.
L’entreprise évolue, adaptant les services qu’elle vend aux opportunités de profit que créent les incidents, crises et guerres qui se succèdent, pour devenir une banque d’investissement installée au cœur de Wall Street à New York. Celle-la même qui, victime de la spirale de la dette et des comptes truqués, se déclare en faillite, le 15 septembre 2008, entraînant les Bourses du monde entier dans sa chute et dans la crise financière.
Le récit qui s’étend sur une durée d’un siècle et demi a pris le parti de raconter l’histoire d’un certain capitalisme sous la forme d’une chronique humaine et familiale et montre ainsi que le capitalisme n’est pas une fatalité mais une construction humaine à laquelle on décide d’adhérer, ou pas.
Sur scène, dans un décor de bric à brac d’où émergent un coffre-fort, une table de billard brisée, le pouce de King Kong, les trois comédiens et le pianiste incarnent à la fois les narrateurs, protagonistes, complices, témoins ou victimes, de cette histoire. Au fil des épisodes, la couleur du propos évolue de nostalgique, à burlesque avant de culminer dans le déconstructivisme, mais l’énergie est omniprésente et le rythme aussi soutenu que le suspens qui donne chaque fois l’envie, le besoin, de découvrir la suite.
L’histoire du spectacle a connu, elle aussi, maintes péripéties. Créé après le lockdown lié aux attentats de Bruxelles, il a été recréé en 2020, en pleine crise politique puis sanitaire, avant d’être suspendu comme tant d’autres spectacles et projets, il y a huit mois. Mais il en faut manifestement plus pour décourager une équipe qui s’est mobilisée en à peine six jours pour réécrire, remettre en scène et en image ce spectacle en trois épisodes de plus de 5 heures qui a fait l’objet d’une captation au Théâtre Royal de Mons. Cette version adaptée à l’actualité et la politique que nous connaissons actuellement a été filmée en temps réel d’une traite (ou presque) afin de conserver l’énergie et, surtout, la joie du jeu. Tentant de déjouer les pièges propres du théâtre filmé, « le film, explique Lorent Wanson, est une capture de l’ici et maintenant d’une représentation, avec sa dynamique et ses accidents. Ce n’est pas à proprement parler le spectacle mais la trace, la transgression filmée du spectacle . »
Didier Béclard
« Lehman Trilogy » de Stefano Massini, mis en scène par Lorent Wanson, avec Pietro Pizzuti, Iacopo Bruno, Fabrice Schillaci et, au piano, Fabian Fiorini.
A voir sur Auvio à partir du 26 février 2021.