« Qu’ai-je donc fait ? » Jean d’Ormesson adresse cette question au monde dans lequel il a été jeté, « dans une des périodes les plus atroces de sa carrière déjà longue d’épouvante et de mystère ». L’interjection complète d’ Hermione à Pyrrhus en dit peut-être davantage sur ce que dissimulent les yeux souriants de Jean d’Ormesson : « Je ne t’ai point aimé cruel ? Qu’ai-je donc fait ? ».
Son livre s’inscrit dans des registres contradictoires, paradoxaux plutôt, ce qui correspond bien à la dimension philosophique du questionnement émouvant, étonnant et grave auquel se livre ici Jean d’0rmesson. Si on devait chercher un rayonnage de bibliothèque dans lequel ranger ce volume, on devrait l’aligner entre les Essais de Montaigne et l’oeuvre complète de Chateaubriand, ces deux maîtres auxquels l’Académicien se réfère continûment. En témoigne cette formule, qu’il aurait pu emprunter aussi bien à l’essayiste qu’au mémorialiste : « en parlant de moi, je parle de vous… » parce que chacun de nous est soi et l’autre, unique donc universel.
Jean d’Ormesson ne se départit pas de l’ humour si particulier qui semble le détacher des contingences du monde : « Qu’ai-je donc fait ? Rien, bien entendu. Je le dis sans affectation, et avec un peu d’orgueil. Rien et ce n’est déjà pas si mal… »
Une phrase alors nous ramène dans la vraie lumière de son sourire : « Je suis entré dans le temps, j’ai fait partie de ce monde. C’est une chance inouïe, un bonheur et un triomphe… »
Et de l’autre côté de la vie ? L’après ? La question brûle les lèvres..mais là aussi, Jean d’Ormesson surprend et détonne : il aborde la perspective de l’au-delà à sa manière : avec gourmandise et curiosité.
Et Dieu dans tout cela… ? Peut-on rêver meilleure et plus indispensable absence de réponse de la part d’un agnostique : « une preuve irréfutable de son existence serait une catastrophe bien pire (que la preuve de son inexistence), et pour tous. »…
L’homme de lettres s’interroge aussi sur ses origines, sur le temps, sur la pensée, sur l’espace, la lumière, l’eau, la parole…et son interrogation rejoint celle d’Einstein : « ce qu’il y a de plus incompréhensible, c’est que le monde soit compréhensible… »
Pour ouvrir cette rencontre, encore quelques phrases extraites de ce livre important, que chaque lecture prolonge des interrogations qu’il fait naître chaque fois :
« Le pire est qu’il faut toujours tâcher de vivre avant de mourir »…
« La littérature est du chagrin dominé par la grammaire… » (p. 111)
« J’écris pour y voir un peu clair et pour ne pas mourir de honte sous les sables de l’oubli. » (P.151)…
« L’univers n’est rien d’autre que du temps ajouté au big bang » (P. 290)
« La vie et l’univers sont des machines à transformer l’avenir en passé. » (P. 293)
« La lumière est l’ombre de Dieu » (P. 309)
« Le problème n’est pas Dieu. Le problème est le rapport des hommes avec Dieu » (P. 246)
Jean d’Ormesson écrit qu’il aurait voulu être « l’homme d’un seul livre » (p.38)…et il ajoute « c’est raté évidemment »… Pas sûr...On peut se demanders si ce livre qu’il nous donne ici est peut-être ce livre-là, un livre qui contient à la fois tous les siens livres et ceux qu’il nous fait partager, a premier rang desquels bien sûr "Les essais" de Montaigne et "Les Mémoires d’outre-tombe" de Chateaubriand. Enfin, il y ce secret…qu’il confie à chacun comme un viatique : « Etre toujours étonné. Toujours insatisfait. Et toujours enchanté… » (p. 20)