Dans un commissariat de banlieue française, un policier interroge Michaël Lombardo, soupçonné d’association de malfaiteurs à but terroriste. Un billet d’avion pour la Turquie et des indices repérés dans son ordinateur laissent supposer qu’il comptait rejoindre un groupe islamiste, en Syrie. Ancien éducateur de rue, le flic ne l’attaque pas de front. Pour le piéger, il simule la bienveillance. Enlève les menottes. Et lui parle de son premier métier, de sa famille, d’une possibilité de libération rapide. Sur ses gardes, le présumé djihadiste se tait, puis ricane, l’insulte et l’oblige à changer de ton, à brandir des preuves. Le dialogue est amorcé et deviendra un duel impitoyable.
Tout en jouant au chat et à la souris, les deux hommes libèrent une part de leur vérité. La fréquentation de la mosquée et les messages glanés sur Internet ont fait comprendre à Michaël qu’il n’avait rien à attendre de cette société occidentale, pervertie par de fausses valeurs et injuste à l’égard des démunis :" 2% des gars partent avec les bonnes cartes en main. Le reste, c’est "démerde-toi"." Son origine le prédisposait à devenir "un dealer qui bouffe des Mac Do". Allah lui a fait choisir une autre voie. Il aime sincèrement ses parents, mais les quitte, car ceux-ci ne tolèrent pas sa foi. Son avenir est auprès de ses "frères", sur la terre de Cham (ancien nom de la Syrie). Il change de nom, de look. Finies les fringues, hochets de la société de surconsommation ! Quand le flic ricane devant sa paire de Nike, il prétend que le Coran les recommande pour fouler la terre sainte. Le gardien de l’ordre démystifie ses illusions, vilipende les égorgeurs et dénonce son ingratitude à l’égard de la République : il a pu aller à l’école, apprendre un métier. Cependant ce flic "de gauche", qui voudrait sauver la brebis égarée, est aussi un enquêteur habile, à l’affût de révélations importantes.
Ces échanges tendus nous interrogent sur la tendance à stigmatiser, sur le processus de radicalisation religieuse, sur les alternatives au recours à la violence...etc. Mais "La Route du levant" ne s’enlise pas dans des querelles d’idées. Dominique Ziegler "a donné de la chair à l’aspect documentaire", en nous entraînant dans un thriller passionnant. Jean-Pierre Baudson laisse percer progressivement la complexité d’un policier altruiste et rusé. Fort de son expérience, il tente de manipuler le jeune délinquant, mais souhaite aussi lui ouvrir les yeux. Le mélange d’humanité et de calcul rend attachant un flic usé, alcoolique, qui ne contrôle pas toujours ses accès de colère. Dans la peau de Michaël, Grégory Carnoli est criant de vérité. Il passe en souplesse de l’impertinence, du sarcasme et du mépris à la candeur aveugle du radicalisé. Ces comédiens, par la justesse de leur jeu et Jean-Michel Van den Eeyden, par la sobriété de sa mise en scène rendent intense ce dialogue inimaginable dans la vie réelle. On pourrait se passer des sons anxiogènes. En revanche, la lecture des didascalies par les acteurs, au début et à la fin de la pièce, nous rappelle que nous sommes au théâtre et qu’il a ici un rôle cathartique.
"La Route du levant" ne surfe pas sur l’actualité. Aucune allusion à des attentats terroristes récents. S’appuyant sur une documentation solide, Dominique Ziegler imagine ce face-à-face, pour nous aider à lutter contre les jugements préconçus, à sortir de l’effroi et à essayer de comprendre le processus de radicalisation de jeunes éduqués en Europe. Sans jamais excuser le terrorisme. Il évite tout jugement manichéen ou démagogique, mais ne suggère aucune solution. Au public de démêler le vrai du faux. La fiction est un tremplin vers la rencontre, prévue après chaque représentation. Un débat d’autant plus utile que l’issue de l’affrontement est surprenante. Le soir de la première au Théâtre National, on a beaucoup discuté de cette fin déroutante. L’auteur a reconnu avoir hésité entre plusieurs dénouements. Il s’est aussi réjoui d’une réflexion qui souligne l’ambiguïté de sa pièce : "On ne sait pas si on a affaire à deux salauds, deux victimes ou deux cons."