Rencontre avec Lorent Wanson qui joue La Chute, une adaptation au Théâtre des Martyrs de Vincent Engel d’après le roman d’Albert Camus.
La pièce « La chute » est née de ta collaboration avec l’écrivain Vincent Engel, spécialiste de Camus. Comment avez-vous envisagé cette adaptation ?
Lorent Wanson : Vincent et moi, nous nous sommes rencontrés quand nous étions trapézistes chez Dragone. Vincent mange, boit, se lève, se lave avec Camus depuis qu’il a quatorze ans au point qu’il a presque incorporé Camus et la pensée camuséenne. Cette adaptation de « La chute » était d’abord destinée à être jouée par un acteur français assez connu. Cet acteur qui était déjà assez âgé a reculé devant le vertige que provoque ce texte. Et Vincent m’a appelé, comme chaque fois qu’il écrit un texte pour me demander mon avis et si je voulais le mettre en scène (car je suis metteur en scène et pas comédien). Il se fait qu’à cette époque, je n’allais pas fort bien. C’était au cours d’une dépression nerveuse très sévère et ce texte, « La chute », m’a traversé de part en part. Ce qui fait que lors de la réunion avec Vincent à l’Ihecs, j’ai dit, comme un lapsus - je n’avais pas réfléchi avant - : « Ton adaptation est vraiment magnifique mais c’est moi qui le joue ». Cela m’est sorti comme cela… Une semaine après, j’avais un infarctus. J’ai été embarqué à l’hôpital pendant six semaines et la dépression a continué avec ce texte de Camus qui n’a pas cessé de m’accompagner pendant cette véritable chute que je vivais, ce détricotage de tout ce que je croyais être. A ma sortie d’hôpital, avec mon complice Fabien Fiorini, nous avons commencé les lectures devant quelques amis.
La pièce relate le naufrage psychologique d’un avocat, grand défenseur des causes perdues, qui un soir ne fait rien pour empêcher le suicide d’une jeune femme. En quoi ce drame vous a t’il touché à ce point ?
Lorent Wanson : Ce que Jean-Baptiste Clamence, l’avocat et personnage de Camus, remet en cause, c’est la manière dont il s’était façonné à travers le regard des autres. Nous ne sommes pas seulement ce que nous rêvons d’être, nous sommes aussi ce que les autres projettent sur nous. Il est difficile de se trouver soi-même et d’accepter le jugement des autres à partir du moment où on est uniquement inventé et cousu par ce regard-là, par notre volonté d’être aimés d’une façon ou d’une autre. Tous les masques à la fois de séduction mais aussi de protection, de représentation, vont tomber.
Mais il y a quelque chose de dramatique à dire qu’il ne vient pas en aide à une jeune fille. Cela installe une tension dramatique. Camus se livre à un travail vertigineux. Il dit : « J’ai un souvenir. Deux ou trois ans avant le suicide…. Donc le traumatisme dans le récit de Camus vient du jour – et pour moi, c’est la scène fondamentale - où Clamence est sur un pont. La journée est fantastique, il a réussi à réduire la peine d’un client, il a réussi deux procès, il a aidé des gens dans la rue, il est fier, et il dit cette phrase qui est synonyme de tout : « Ce sentiment de puissance et d’achèvement me dilate le cœur, j’allume une cigarette quand, au même moment, un rire éclate dans mon dos. Je me retourne. Il n’y a personne ! Il ne sait pas d’où vient ce rire. C’est l’entrée de la dérision du jugement de l’autre dans sa propre existence, le premier signe de ce qui s’annonce : « Tu n’es peut-être pas aussi fantastique que ce que tu le crois, tu n’es pas aussi généreux, pas aussi légitime dans la vie que ce que tu crois et de cette dérision, va commencer le cheminement vers sa propre culpabilité où tout son passé et tout ce qu’il a fait, toute sa manière de procéder dont il jouissait pleinement -c’était un avocat mondain, il avait un succès incroyable avec les femmes. Il se la pétait, avec raison, il pourrait être un Dupond-Moretti aujourd’hui capable de tout sauver – et puis, ce rire, là derrière, l’apparition de ce regard vrai sur lui qu’il n’arrive pas à assumer, et tout se déconstruit, toutes les valeurs et le sens même de l’existence. Ce qui est vertigineux, c’est qu’à la fin, il pose la question : C’est quoi, le sens de la vie ? Sur quoi bâtissons-nous ce sens ? Il a cette phrase magnifique : « Rien d’humain n’est vraiment sérieux. La vie n’est qu’un jeu. »
Il y a énormément de sarcasme, d’autodérision et de cynisme, en tout cas dans l’interprétation et même de violence. En quoi peut-on d’absurde chez Camus ?
Lorent Wanson : Pourquoi les gens sont-ils si émus à la fin de ce spectacle, y compris des jeunes de seize ans ? Je crois qu’il y a là quelque chose de conjoncturel. Les jeunes dans la salle se battent aussi le jeudi matin pour le climat et sont donc renvoyer à la question : « C’est quoi s’engager réellement ? Les questions personnelles qui m’ont poussé à jouer ce spectacle ne sont pas uniquement la dépression nerveuse ou les ruptures amoureuses. Camus s’est fait avoir par la chose qu’il a écrite. Dans un premier temps, il veut écrire un pamphlet pour confronter Sartre, écrivain engagé mais à qui il pose la question : que fais-tu réellement ? Il part donc pour se moquer de Sartre. Mais à la fin, il se rend compte que le miroir qu’il tend à Sartre revient vers lui. C’est une pièce implacable sur les miroirs. Il y a un passage dans le spectacle sur les fracas, je n’en sortais plus. Quand on la manie de Clamence de croire qu’on peut se mettre de scène, qu’on peut être à la fois metteur en scène et acteur, il y a là quelque chose de schizophrénique et d’impossible. Il a bien fallu trouver des systèmes pour me faire jouer et cette situation schizophrénique est intrinsèque à l’œuvre. C’est tout l’intérêt : on veut faire quelque chose dans un sens et finalement le processus même nous emmène à un endroit inattendu. Quand on parle d’adaptation, Vincent pastiche en ce sens qui ramène le texte à l’oralité, il change la temporalité en déplaçant des blocs. Mais moi, après lui, j’ai aussi déplacé des blocs et j’y ai mis d’autres choses ; des éléments plus personnels. Je vis avec Clamence dont je partage beaucoup de choses et si Clamence m‘apporte tant, je lui apporte une petite chose qui n’est pas évidente quand on lit le texte : un peu de tendresse. Et cette tendresse surplombe toute la violence, les claques. Elle est le fil conducteur qui évite à Clamence de tomber dans le désabusement le plus total et elle est le chemin d’acteur qu’ai entrepris. Au début du spectacle, j’ai peut-être 80 ans ou 2000 ans de culpabilité judéo-chrétienne, de poids de la « faute » mais à la fin, j’essaye de retourner à mes onze ans où j’étais encore juste innocent. A douze ans, ce n’était déjà plus le cas…
Propos recueillis par Palmina Di Meo
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