"J’en ai marre de l’humanité tout entière." Conclusion logique d’un aparté, dans lequel mademoiselle Agnès (France Bastoen) confie au public son rejet d’une kyrielle de comportements sociaux. Cette sociopathie ne l’empêche pas d’offrir l’hospitalité. Plaquée par son mari, Fanny (Daphné D’Heur) est heureuse d’en profiter. Cependant elle refuse l’intransigeance de son amie. Elle continuera à écrire des articles insignifiants dans un magazine populaire : il faut bien vivre. Et ce soir, malgré l’hypocrisie ambiante, elle se rend à un vernissage. Agnès a aussi recueilli Elias (Fabrice Adde). Barbe hirsute, pieds nus, jupe écossaise, cet excentrique se réfère à Socrate et "pense à temps plein". Il surprend par ses fables, ses mots et ses machins magiques. Pour Adrian (Stéphane Fenocchi), c’est un parasite, un clodo à foutre à la porte. Pas question ! Agnès le considère comme son meilleur ami.
Elle est beaucoup moins conciliante avec son fils Orlando (Frédéric Vannoorenberghe), venu lui demander une critique favorable. Sa chanson "Printemps noir" est un navet qui barbote dans la pluie. Avec des arguments implacables, elle la démolit et refuse de se laisser acheter. Qu’il continue à faire de la musique avec son groupe Die Orlandos, au lieu de se prendre pour un poète ! Blessé, le fils reproche à sa mère de perdre tout sens critique dans les bras de son jeune amant, Sascha (Adrien Drumel). Accusation justifiée par le silence d’Agnès, qui ne démystifie pas des échanges ridiculement ampoulés entre artistes prétentieux. Annabelle (Gwendoline Gauthier) est venue proposer à Sascha le rôle principal d’un "film du terroir" et Cordula (Chloé Winkel) l’esquisse d’une "performance pas encore à maturité". Malgré leurs flatteries, Sascha décline ces offres. Il ne veut plus "servir de surface de projection à d’autres gens. Maintenant, il cherche à avancer sur le plan humain."
La projection de son film expérimental confirme la mauvaise foi de la blogueuse incorruptible. Alors que Fanny n’est pas emballée et qu’Adrian trouve que "c’est de la merde. Du Nietzsche réchauffé", Agnès partage l’enthousiasme des admiratrices de ce film qui "n’est pas un plagiat mais une citation." Comme Alceste, elle perdra ses illusions difficilement.
Rebekka Kricheldorf a la dent dure. Son feu nourri de phrases cinglantes rend savoureuse et jubilatoire cette satire d’artistes vaguement désenchantés. Ils se gargarisent de formules creuses qui, en leur donnant l’illusion de créer, flattent leur égo. Certains sont caricaturaux, d’autres laissent percer leur part d’ombre. Fanny n’est pas aigri par ses échecs. Son désir de vivre la pousse à faire des concessions et à s’intégrer dans uns société peuplée de faux-semblants. Prenant au sérieux son rôle de père, Adrian recherche l’authenticité. Tant pis s’il passe pour un vieux con. A vingt-cinq ans, Agnès a publié une oeuvre de 700 pages. Les chiffres de vente de ce best-seller ont explosé. Elle aurait pu jouer le rôle de la jeune romancière prodige. Elle a refusé. Par respect pour les grands auteurs. Et maintenant à cause de sa sincérité, on la déteste.
En 2008, Philippe Sireuil a mis en scène "Le Misanthrope", "joué aujourd’hui avec des costumes et des corps d’aujourd’hui". On comprend qu’il ait eu envie de s’attaquer à "Mademoiselle Agnès". Le décor sobre et élégant permet aux personnages de s’imposer. Et les huit comédiens qui les incarnent maîtrisent remarquablement le mélange de cruauté et de comique de cette brillante comédie.
Photo : Hubert Amiel