Sur le sol du plateau dominé par un écran de projection, elle a dessiné, à la peinture blanche, la forme d’un terrain de football. Elle enfile le maillot de Zinédine Zidane, sort d’une sacoche des cassettes vidéo et un caméscope qu’elle branche. Premier souvenir, elle regarde avec son père, la finale de la coupe du monde, Brésil-France, le 12 juillet 1998. Emmanuel Petit marque le troisième but français, juste avant le coup de sifflet final. Elle exulte, court autour du plateau sur fond de « I will survive » et d’images des joueurs émus qui se congratulent avant que ne retentissent « La Marseillaise » qu’elle reprend, la main gauche sur le cœur.
Nouvelle cassette : « archives familiales 1990-2002 ». Défilent alors des images d’un père qui donne le biberon à un bébé, d’une maman avec sa fille, de fêtes de famille où l’alcool est très présent, omniprésent. Certaines séquences où l’on voit son père vider un verre sont répétées, comme pour amorcer un propos, insister sur un fait.
En 1961, sous la menace des militaires français, son père quitte l’Algérie, alors en pleine guerre, avec ses parents. Ils arrivent en France, dans le Nord-Pas-de-Calais, Aucun d’eux ne parle ni n’écrit le français. Ses grands parents vont rester analphabètes, accrochés à leur culture kabyle d’origine, tandis que son père va apprendre la langue, la maîtriser, et devenir français. Jamais plus il ne retournera en Algérie.
Pas de retour au bled pendant les vacances, plus de contact avec la famille restée là-bas, Yasmine Yahiatene n’a jamais mis les pieds en Algérie, ignore tout de son histoire, de sa culture, de ses codes, ne parle pas arabe – elle a même du mal a prononcer convenablement son nom de famille – ni kabyle. Ne pas savoir, ne pas comprendre la met en colère.
« Tu es le portrait craché de ton père », lui dit-on. Mais elle ne sait pas pas ou plus qui est son père, présent sur le plateau par la voix et par l’image, restituées par les archives. Enfant il était son héros, attentionné, fort, intelligent. Lorsqu’elle décide de rompre les ponts avec lui, dans un café de Lille, il n’est plus que l’ombre de lui-même, faible, titubant, malade de l’alcool.
Mais en se coupant de son père, Yasmine Yahiatene s’est aussi coupée d’une partie d’elle-même, d’une culture qui est censée être la sienne et que son corps « racisé » rappelle à tout instant. Elle cherche aujourd’hui à renouer avec lui, décrypter son histoire et la relation complexe entre eux deux pour comprendre qui elle est, pour se reconstruire.
Dans le même temps, elle s’interroge sur l’impact de la colonisation française en Algérie, notamment sur son père, persuadée qu’il s’est réfugié dans l’alcool pour y échapper. « Papa, tu sais quels sont les points communs entre l’Algérie et l’alcool ? J’en ai trouvé trois : la honte, le tabou et le silence... »
Titulaire d’un bachelor des beaux-arts de Tournai, option peinture, Yasmine Yahiatene a choisi la vidéo comme médium de création. Elle suit d’ailleurs un master en cinéma d’animation à l’ERG (École de Recherche graphique) à Bruxelles. La vidéo et les technologies multimédias qui permettent notamment de superposer des images sur l’écran, occupent dans « La Fracture », une place quasi aussi importante que celle de la performeuse.
Le propos qui s’appuie sur les images n’en est pas moins fort, même s’il reste empreint de pudeur et de respect. A aucun moment il n’est dit que son père boit, on le voit, on l’entend, on le comprend, mais les mots ne sont pas prononcés. Et surtout, on sent que la performance vient du fond des tripes, portée par une flot d’émotions qui la rend bouleversante.
Didier Béclard
« La Fracture », jusqu’au 23 septembre, à l’Atelier 210 à Bruxelles,02/732.25.98, www.atelier210.be, co-présentation avec le Kaaitheatre (sur-titres en néerlandais). Puis au festival Actoral à Marseille, en novembre au festival Fast Forward à Dresden, en février au Monty à Anvers et en avril au festival Émulation au Théâtre de Liège.