Isabelle Jonniaux présente à l’Atelier 210 « J’accuse », 5 monologues « coup de poing » interprété avec fougue et virtuosité par Annie Darisse, Jessica Fanhan, Muriel Legrand, Sarah Lefèvre et Isabelle elle-même qui conjugue pour la première fois les rôles de metteuse en scène et comédienne. Un régal de mots et 5 performances de comédiennes.
Comment est né ce projet, pourquoi ces 5 plaidoyers et pourquoi ces 5 femmes-là ?
Isabelle Jonniaux : Annick Lefebvre est une autrice québécoise qui voulait donner la parole à 5 femmes de sa génération en révolte dans une société qui les emprisonne. Et c’est vrai que ces femmes, ces filles - elles ont entre 20 et 40 ans - sont face à des difficultés mais des difficultés de la vie. Annick Lefebvre avait envie de parler de leur révolte mais aussi de la société d’aujourd’hui. Le texte a été écrit au Québec, planté à Montréal. J’ai découvert cette écriture magnifique, extrêmement juste, incisive, engagée, très poétique et en même temps très réaliste. J’ai eu un vrai coup de foudre et je lui ai proposé de venir en Belgique pour ausculter notre environnement belge et transposer son écriture à des femmes d’ici. Je lui donc fait découvrir Bruxelles, la Belgique, ce petit pays au cœur de l’Europe. Elle s’est imprégnée pendant plusieurs semaines de toutes nos rencontres, de nos récits et elle a réécrit la pièce en la plantant ici, à Bruxelles.
Ces femmes, qui sont-elles ?
Isabelle Jonniaux : Ce sont 5 citoyennes tout à fait ordinaires et ce sont avant tout des personnes qui parlent de leur point de vue mais elles ne sont à priori fermées d’esprit, elles ont une vision subjective, comme nous tous. On parle à partir de qui on est, de notre histoire, du lieu où on a grandi, de notre milieu social, de notre éducation, de notre quartier... Et chacune de ces femmes a cette authenticité-là. Donc, on a une caissière qui vient de Liège, c’est une vendeuse qui n’est pas diplômée et elle vient à Bruxelles travailler au cœur de l‘Europe où elle est confrontée à des femmes surdiplômées, à ce milieu bruxellois et européen. C’est évidemment un texte critique mais elles ne sont pas là pour dire que tout va bien, elles sont là justement pour dire ce qui ne va pas. Il y a cette perspective d’une fille qui vient de l’extérieur et qui se trouve face à des femmes qui la jugent sur son apparence. Elle, elle revendique son droit à exister dans ses petits combats en tant que vendeuse. Ensuite, on a une entrepreneuse qui essaye de monter sa boîte, qui ne s’en sort pas ce qui la rend très aigrie, très amère et qui en vient à faire exploser sa haine sur ce qu’elle considère comme un obstacle à la croissance du pays. Elle est donc radicalement raciste, nationaliste, extrémiste et on plonge dans cette pensée -là, qui fait peur car politiquement très incorrecte. En même temps, elle agite un peu les consciences.
Son discours peut être dérangeant, on peut le ressentir comme tel.
Isabelle Jonniaux : Oui mais c’est ce que j’aime aussi. C’est le rôle du théâtre de remuer. Ce qui m’intéresse, c’est de mettre au plateau des choses qui bousculent. J’aime aussi bien sûr voir des choses qui m’amusent mais le théâtre que je pratique et que j’aime est à l’endroit de l’intime. Et ces femmes parlent de l’intime. Ce qui est intéressant, c’est qu’elles ne sont pas là pour provoquer mais comme leur temps de parole est assez long, on a le loisir d’entrer dans le processus de pensée de chacune d’elles. Et on évite le jugement même sur les pensées les moins avouables comme celles de cette femme qui pense extrême droite. Parce qu’après elle, vient justement une émigrée et que toutes, elles dénoncent des aprioris qu’on pourrait projeter sur elles. Les monologues commencent toujours par une série de « C’est pas vrai que ci », « C’est pas vrai que ça », c’est pas vrai, c’est pas vrai... On casse des aprioris même sur des personnes que l’on déconsidère, que l’on juge pourries ou mal pensantes, et je trouve que c’est essentiel dans notre société. Qu’est-ce qu’il y a derrière, comment on en vient à penser comme cela ? Il est essentiel de prendre le temps de se demander comment on en vient à être si haineux par exemple car si on ne fait pas cet effort-là, je pense qu’on loupe quelque chose sur la compréhension de certaines dérives nationalistes, je dirais, que l’on ressent dans notre société. Et donc, parmi les personnages, il y a la fille qui est intègre, une immigrée, et qui prend la parole au nom de tous ces gens qui sont stigmatisés, tous les étrangers ; et elle nous donne une énorme leçon sur la problématique de l’identité culturelle en renvoyant la Belgique à son propre paradoxe, la Belgique où l’identité est tellement divisée entre les Flamands et les Francophones ou à Bruxelles, où, comme elle dit, il y a 163 nationalités. Comment peut-on s’intégrer dans ce pluralisme ? On a également la parole d’une fan absolue d’une chanteuse populaire, Lara Fabian. C’est une groupie qui, à nouveau, renvoie à la question « Pourquoi me critique-t ‘on ? » Où est le mal ? Je suis fan, j’ai plein de poster de l’artiste autour de moi et je ne suis pas plus nulle ni plus pathétique qu’une autre. N’ai-je pas le droit d’être comme tout le monde ? Et puis le dernier personnage, c’est un peu la parole de l’auteure, c’est la parole des poètes, des écrivains qui conservent le monde. Sa revendication c’est le manque d’amour. C’est une femme qui sur-aime et qui aurait comme projet politique de créer des postes d’anges gardiens pour chaque personne dans la société.
Pourquoi cette scénographie-là ? Des projections insolites au plafond, des photos hachurées ?
Isabelle Jonniaux : Les paroles sont concentrées et le contexte est riche. Cela ne permet pas la surcharge. Les mots sont dits et puis l’imaginaire se met en route. Mais ces femmes sont plantées à Bruxelles bien qu’elles viennent d’endroits différents en Belgique. Et le texte fait référence à l’espace urbain. Je voulais ouvrir des fenêtres sur cet espace avec des images de bâtiments mais qui sont en soi symboliques, les façades vitrées des bureaux européens, une construction anguleuse pour la fille intègre, des avions, des ciels, des réverbères, une cheminée mais ponctuée de lumières pop électro et toutes ces images sont au-dessus de nos têtes. Pour moi, cela raconte l’endroit à partir duquel on parle. Ce qu’on regarde tous les jours conditionne méchamment ce que l’on pense et la manière dont on appréhende le monde et je l’ai mis au plafond parce que c’est un peu ce qui nous pèse, ce qui pèse sur nos têtes. Et puis cette scénographie est venue de la gare centrale parce que ce sont des personnages que l’on croise dans la rue, que l’on n’entend pas, à qui on ne donne pas la parole. Et nous, nous avons trainé dans les gares, dans la gare centrale justement pour essayer de les repérer - « Tiens, qui serait la fille qui agresse ? » - juste sur l’apparence, avec de gros préjugés - là, c’est la fille qui agresse, celle-là c’est la fille qui encaisse. On a pris plaisir au jeu des préjugés et de l’apriori. Cette gare, c’est aussi l’endroit où les gens se croient, se rencontrent et ne se regardent pas. J’avais envie de repartir de ces fameux couloirs du métro dans la gare où il y a toutes ces lumières...
Jamais eu l’idée de placer un homme dans ce gynécée ?
Isabelle Jonniaux : Non ! C’est un parti pris et c’est surement dû à Annick Lefebvre qui voulait vraiment donner la parole aux femmes. Mais ce n’est pas un spectacle proprement féministe.
Il y a quand même un humour bien féminin ?
Isabelle Jonniaux : Oui et pourtant les hommes ne font pas la différence parmi le public. Ils ne se disent pas : « Tiens c’est un humour féminin’, parce que les femmes parlent de la société, des hommes, des femmes, de la politique, des incompétences. Mais l’autrice étant femme, elle dit : « Je ne peux pas me mettre à la place d’un homme. Donc je regarde la société avec mon regard de femme bien que cela parle de tout et à tout le monde ». Une des cinq a une pulsion et dit : « Il faudrait abattre tous les monuments austères de Bruxelles, ces chevaliers Albert, Léopold etc... Il n’y a qu’une maigre statue d’Élisabeth, toute minable, faisons d’elle une héroïne comme les hommes ! ». Mais la pièce pose un regard glacial sur la société et l’acte de vouloir remplir la ville de statues de femmes, c’est parce que réellement dans tous les métiers, dans tous les arts, le rôle des femmes est moindre. C‘est aussi pourquoi l’autrice avait envie de donner de beaux rôles de théâtre à des femmes, qu’on les entende dans toute leur complexité et leurs paradoxes. Et ce qui est peut-être très féminin, c’est que ces femmes assument complètement leurs paradoxes internes même si leur parcours n’est pas linéaire, elles sont pleines d’ambivalences, de mauvaise foi mais l’assument totalement parce que c’est tellement humain...
Propos recueillis par Palmina Di Meo