Borkine (Thierry Janssen), gestionnaire de la propriété d’Ivanov (Vincent Lecuyer), peste contre sa passivité. Il préfère lire et continuer à s’endetter, plutôt que de gagner facilement de l’argent, en suivant ses suggestions. Le docteur Luov (François Sauveur) lui reproche aussi son inertie. La maladie de sa femme Anna Petrovna (Anne-Pascale Clairembourg) s’aggrave. Une cure en Crimée pourrait la soulager. Refus catégorique d’Ivanov : il ne peut pas lui offrir ce luxe. En réalité, pendant plusieurs années, il a aimé sincèrement cette femme juive, qui a renoncé à sa religion pour l’épouser. Mais maintenant, son amour, sa tuberculose le laissent indifférent. Désarçonné, il "se sent profondément coupable, mais ne comprend pas en quoi consiste sa faute".
Les petits bourgeois qu’il côtoie chez les Lebedev ne se posent pas de questions. Ils se contentent de jouer leur rôle, en respectant les conventions sociales. Ils font la fête, colportent des ragots, se chamaillent, boivent comme des trous... Une agitation qui leur donne l’illusion de vivre. Chabelski (Pietro Pizzuti) était riche, relativement heureux. Il est devenu un parasite, un bouffon : "Je m’indigne, je crache mon mépris et ça fait rire tout le monde." Babakina (France Bastoen) est une veuve fortunée, qui aimerait bien l’épouser. Pour devenir comtesse. Kossyh (Stéphane Fenocchi) est obsédé par les jeux de cartes. Nazarovna (Cécile Van Snick) se vante de ses talents de marieuse et Doudkine (Félix Vannoorenberghe) est un pique-assiette qui a beaucoup d’aplomb.
Zinaida (Marie-Paule Kumps) est heureuse de recevoir cette faune remuante. Cependant son avarice et ses préjugés en font une créancière impitoyable. Ivanov n’aura droit à aucun délai, pour rembourser ses dettes. Comme la plupart de ses "amis", elle croit que celui-ci a épousé Anna Petrovna, la "youpine", par intérêt, alors que les parents de la jeune fille, se sentant trahis, l’ont déshéritée. Lorsque sa fille Sacha ( Mélissa Diarra) lui avoue aimer Ivanov et prétend l’épouser, même sans dot, Zinaida pique une crise de nerfs. Lebedev, son mari (Luc Van Grunderbeeck) lui obéit à contre-coeur. Cet homme désabusé, qui attend la mort en se soûlant, a des accès de générosité. Il s’incline devant la détermination de sa fille et souhaite sincèrement son bonheur. Impressionné par l’amour fervent de Sacha, Ivanov s’interroge : est-il capable de la rendre heureuse ?
Même si Ivanov nous déçoit par sa paresse, son immobilisme, son indifférence, sa lâcheté, il a le mérite de s’élever au-dessus de la mêlée. Il refuse la médiocrité des autres personnages, parfois complexes, mais qui se contentent de vivre en sursis. L’exubérance de cette société qui se nourrit de beuveries, de jeux et de commérages s’oppose violemment à la réserve mélancolique de l’antihéros. En mêlant des comédiens débordant de vitalité aux spectateurs qui se font face, la mise en scène de Georges Lini nous plonge au coeur de cet affrontement. Toujours présents sur le plateau, les personnages entendent ce qui se dit sur eux et mesurent la puissance destructrice des cancans. Créée en 1887, la pièce de Tchekhov trouve des échos sinistres dans notre société malade et déboussolée. La troupe d’excellents comédiens, dirigée avec rigueur par Georges Lini, nous le confirme avec brio.