Le chorégraphe mexicain, installé depuis de nombreuses années en Belgique explique : °°° Ici, une technique de câblage scénique sophistiquée est utilisée afin que le danseur acrobate devienne une marionnette humaine. Ses mouvements évoquent ceux d’une marionnette à fil, telle une poupée pouvant être soulevée, déplacée par une force extérieure à elle. °°° Tels les fils des inflexibles Parques ? Ces êtres mythologiques, plus puissantes encore que le Destin, symbole antique de l’évolution de l’univers, des changements qui commandent aux rythmes de la vie et qui imposent, tour à tour, l’existence et la fatalité de la mort ?
Tout d’abord, dans Petroutshka, on retrouve un serviteur, l’homme-oiseau, incarné par Joris BALTZ qui découvre le livre qui raconte son histoire dans une palette de costumes tous déclinés en triangles gris, rouges et noir. Le maître rebondi et le serviteur agile vivent prisonniers l’un de l’autre, sans se préoccuper du monde. …A nous de nous demander, en les regardant évoluer ensemble, qui manipule qui.
Le maître (Léonard BERTHET-RIVIÈRE) fatigué et imperturbable a bien décidé de ne plus jamais se lever de sa couche, même si dans une autre vie il fut un danseur étoile du kazatchok. Le fidèle serviteur, lui, veille jalousement sur le livre. Jusqu’au jour où deux nouveaux personnages, de savoureuses caricatures d’espions, ressuscitant nos souvenirs de guerre froide apparaissent de chaque côté de la scène.
Guerre d’idéologies ayant le même but ultime ? L’un vient de l’Est, (Vojtěch RAK) et l’autre de l’Ouest, (Mylena LECLERCQ). Tous deux déploient une art consommé du mime et de la théâtralité à travers leur langage corporel. Tous deux doivent dérober le mystérieux livre, avec mission de le détruire. On entre de plein fouet dans un jeu de machinations, autour du sieur reposant sur son divan. Des facéties, toutes aussi burlesques, qu’absurdes et infructueuses. Qui dupera l’autre ? « Il sait que je sais qui il est ! » s’inquiète l’ardente envoyée des services secrets britanniques déployant force de charmes pour brouiller les pistes.
Mais, les voilà finalement contraints de collaborer ensemble, per amore o per forza… . Or, à force d’unir leurs diapasons, ne vont-ils eux-mêmes tomber dans les filets d’une machination suprême, celle de l’amour ? Quant à l’homme-oiseau, va-t-il réussir à protéger le livre essentiel sans perdre le fil de la vie ? La surprise théâtrale viendra du maître qui, se levant enfin de son séant, accomplit un suprême geste de compassion vis-à-vis du serviteur. Illusion ou vérité ? Les deux espions finalement convaincus de l’absurdité de leur tâche, vont-ils filer à l’anglaise vers des horizons joyeux ? Ce premier volet semble déjà emporter l’adhésion d’un public mi-perplexe, mi-mystifié, mais bien prévenu dès le départ par la présentatrice qu’on ne lui offrirait qu’une illusion de Petruchka ! En revanche, la musique de Stravinsky jouée pour piano seul, est, elle, infaillible.
Le deuxième volet de la proposition, l’Oiseau de feu, dans une version orchestrale, finira par consumer nos moindres réticences. C’est d’abord du bleu intense et un labyrinthe de néons flottants très près du sol : autant de barrières que la bête fauve (Lizard TRANIS) qui y séjourne, puissante, charnelle, séduisante, ignore superbement. Un nouveau Minotaure ? Ses multiples évolutions gracieuses et fascinantes sont félines. Le tigre de William Blake ? L’espèce d’employé de banque lambda siégeant en mezzanine s’est métamorphosé en dompteur grâce à un chapeau magique. Ses dossiers sont devenus des plumes de rêve. Lâchant la première plume, l’animal s’en saisit. La plus belle, une plume de feu prométhéen ? Le dompteur apprivoise peu à peu l’animal, dans un ballet de plumes multicolores. Plus besoin de texte de cinéma muet, on absorbe l’histoire comme beauté absolue de chorégraphie et de postures. On fait partie du jeu. Le maître va jusqu’à apprendre à l’animal quadrupède à se redresser, ensuite à voler… Ce que lui-même ne sait pas faire ! Chacun est guidé par le dépassement de soi, l’amour de la perfection. La beauté des figures du ballet aérien happe l’imaginaire, emporte dans un univers inconnu où l’on rejoint les artistes. Pendant un moment de grâce, instructeur et apprenant sont au diapason parfait. Las, nous ne sommes pas des dieux, voilà la chute !
Une relation amour-haine s’installe subrepticement, mouvement après mouvement, laissant le public dans cette expectative anxieuse où l’on retient son souffle. L’homme s’enivre de son pouvoir, passe au registre de la cruauté. La scène de rêve fait place à une scène de domestication presque insoutenable. Peuples à genoux… Mais l’homme s’endort. C’est alors que le danseur prométhéen, le feu, la plume entre les dents, danse audacieusement pour son pur bonheur sur des échelles mobiles. Il voltige dans les airs, il joue haut et sans filets, se balance en solo, offrant au public cloué par la surprise, une ode à la beauté de l’homme pendant que le maître est endormi. La suite vous conduira encore, de surprises en surprises, avec, pourquoi pas, une allusion au mythe du phénix et un enfant radieux sur fond de soleil rouge. Voulez-vous un ballon ?
Au sortir de la deuxième proposition artistique, malgré ou à cause de sa secrète et parfois douloureuse gravité, par l’offrande de sa beauté extraordinaire, on se retrouve tout d’un coup au diapason avec le créateur du spectacle. Un spectacle de force, courage et persévérance qui expose la beauté de l’homme lorsqu’il joue les Icare face au soleil. On se sent tout d’un coup meilleur, tant la plénitude que dégage la deuxième partie réussit à vous procurer des ailes. Pour planer soi-même,retrouver l’innocence (encore William Blake, décidément… ) et se réconcilier avec le monde. Dominique-Hélène Lemaire