Vendredi 22 mai 2015, par F.V.

Faire chanter Kafka

« Kafka, les années Felice » est une œuvre musicale et un objet théâtral basé sur l’œuvre et la vie de l’un des auteurs mythiques de la littérature mondiale : Franz Kafka. Aujourd’hui, taper « Kafka » sur Google, c’est 22 millions de résultats en moins de 3 dixièmes de secondes, dans toutes les langues, de tout le monde, pour tout le monde. Mais faire chanter Kafka, personne n’y avait pensé. « Kafka, les années Felice » est une véritable réussite tant musicale que théâtrale, servie par une distribution éblouissante et une succession de pépites dénichées dans le monde sans fond de Franz Kafka ; c’est l’arrivée d’un spectacle qui devrait faire date.

Il faut bien dire que l’on ne voyait pas à priori ce qui aurait pu justifier une telle démarche. Xavier Mouffe, qui se définit lui-même comme un touche à tout, pensait initialement écrire une comédie musicale sur Kafka en allant chercher dans l’œuvre de l’écrivain de quoi composer des paroles. Son projet : démystifier Kafka « en le dépouillant de ses oripeaux néfastes » et rendre hommage « à un être sensible, humain, à la personnalité attachante, et dont les difficultés à aimer rendent l’être tellement universel et proche de nous » - le tout en musique.

Première réussite : le Kafka que nous avons finalement devant nous est effectivement attachant. Une réussite que l’on doit aussi et surtout à Anthony Sourdeau, qui semble être né pour chanter et jouer ce personnage. D’ailleurs, durant son audition, avec sa démarche si particulière et son cv si éclectique, il avait déjà conquis tout le monde. Quant à la musique, composée par Léa Petrasso, elle mériterait d’être écoutée pour elle-même grâce à la qualité des inventions que l’on peut y percevoir à de nombreuses occasions, en plus d’être interprétée au piano de mains de maître par Mariano Ferrandez.

Mais revenons au projet de Xavier Mouffe : producteurs et directeurs de théâtre sont intéressés par le projet mais suggèrent que celui-ci devienne aussi bien théâtre que musique. C’est au metteur en scène et réalisateur Alexis Van Stratum que Xavier Mouffe confie la tâche. La correspondance amoureuse de Kafka avec Felice devient finalement le fil rouge qui va guider l’aventure à travers l’œuvre de l’écrivain. « Il est amoureux d’une femme qu’il ne désire pas, il a peur du coït, il veut mais il ne veut pas. Son principal ennemi n’est autre que lui-même. » Alexis Van Stratum y voit « un personnage de fiction fascinant car il pousse à l’extrême et de façon essentielle une part sombre partagée par beaucoup d’hommes. (…) Ce qui est fascinant chez Kafka, c’est que dans ses lettres, il exprime ses sentiments avec la spontanéité maladroite d’un enfant. Il dit tout ce qu’il pense, même s’il ne s’agit souvent que d’une pensée irrationnelle guidée par l’émotion du moment. »

Seconde réussite : oui, on croit à tout cela durant les deux heures de spectacle - deux heures qui passent à la vitesse des ombres… et de la lumière. Et comme le souhaitait Alexis Van Stratum, le spectacle aide effectivement à réfléchir à la partie narcissique propre au sentiment amoureux, en chacun de nous.

Troisième réussite : on se laisse volontiers guider, à travers le monde fascinant de chair et de sang, d’angoisse et de peur, de Franz Kafka - si habilement même que le spectacle comblera aussi bien ceux qui ont lu et relu Kafka que ceux qui en ont à peine entendu parler et seront assez curieux pour venir voir et entendre ce qui s’y trame.

Mais que serait l’œuvre de Kafka sans sa relation à ses proches ? Et c’est là qu’advient la quatrième et magistrale réussite, collective, de ce spectacle : le choix des personnages, leur distribution, et bien sûr leurs interprétations tant jouées que chantées. On imagine en effet mal comment Antony Sourdeau en Kafka aurait pu être mieux entouré : Nicole Colchat, dans le rôle de sa mère, est criante de vérité et d’émotion, de tendresse et de possessivité exacerbée... de tristesse aussi. Paul Gérimon, avec son incroyable voix de basse - qui lui a valu pendant des années d’être soliste au Théâtre Royal de la Monnaie - est époustouflant dans le rôle du père. Il incarne la terreur qui s’ignore et l’impuissance qui veut tout figer autour de lui. Joseph-Emmanuel Biscardi en Max Brod, l’ami et confident, celui qui fera publier tous les textes de Franz après sa mort malgré l’ordre qui lui avait été donné de tout détruire, nous emporte par la justesse de son jeu et la réelle intensité créée avec Kafka. Il nous donne l’impression de le comprendre, de l’accepter, de le conseiller, et de l’aimer sans le juger là où nous nous en sentirions bien incapable. Et puis il y a les deux femmes de Franz, après sa mère, sans qui l’histoire n’aurait pas lieu : Léonor Bailleul, en Felice, qui arrive à rendre sympathique et touchant un personnage qui n’est pas censé l’être vraiment, sortant du rôle de la victime consentante pour nous offrir une palette de sentiments allant du burlesque à l’émotion la plus pure ; et l’autre femme, qui semble devoir représenter à la fois toutes les femmes que Franz n’aura jamais et peut-être aussi la seule femme qu’il aura connu bibliquement sans qu’elle ne soit une prostituée, interprétée avec brio par France Renard.

Au Théâtre de la Vie, le spectacle se joue à guichets fermés tous les soirs mais vous pouvez tenter la liste d’attente. Vous ne le regretterez pas. Serait-il fou d’imaginer « Kafka, les années Felice » devant des milliers de personnes, pendant des semaines, et des adaptations dans le monde entier ? Oui peut-être, mais peut-être pas...

F.V.