Il y a trente ans, Didier Eribon a quitté Muizon (banlieue de Reims) pour suivre ses études et vivre sa vie, à l’écart de sa famille. Loin d’un père homophobe. Un homme violent qu’il a toujours haï. Même au-delà de la mort. L’idée qu’il ait pu lui transmettre sa maladie d’Alzheimer le fait paniquer. Après l’enterrement de ce tyran, auquel il n’a pas assisté, il revient chez sa mère, à Reims. Un retour sur soi, qui lui ouvre les yeux. Malgré certaines réactions méprisantes à l’égard des pédés, il est plus facile d’être gay à Paris que dans une banlieue ouvrière. Cependant la honte sociale remplace la honte sexuelle. Pour s’intégrer dans ce milieu intellectuel et bourgeois, Eribon gomme son accent, corrige son vocabulaire et masque ses origines, tout en détestant ces intellos, pleins de mépris pour le peuple, dont il est issu. Il devient un transfuge de classe.
Des photos jaunies l’incitent à se plonger dans le passé et à tenter de cerner le destin de membres de sa famille. Il imagine la détresse de sa grand-mère aux moeurs trop libres, tondue à la libération. Sa mère rêvait de devenir institutrice... Adolescente, elle est placée comme bonne, puis fera des ménages, chez des bourgeois, qui souvent l’humilient. Ses frères, eux aussi, ont quitté l’école trop tôt. Lui est allé au lycée et a mesuré l’importance du fossé culturel. Son ami connaissait et appréciait Moussorgski. Chez les Eribon, quand la radio diffusait de la musique classique, on tournait le bouton : "On n’est pas à la messe !". Le sociologue est devenu un étranger pour son père. Mais la première fois que celui-ci a vu son fils à la télévision, il a pleuré de joie. La consécration !
Ces réflexions sur le déterminisme social font prendre conscience d’une évolution de la classe ouvrière. Lorsqu’il était enfant, Didier entendait les membres de sa famille proférer des propos racistes. Mais ça ne les empêchait pas de voter à gauche. Une affiliation "naturelle" au parti communiste. A partir de 1981, les socialistes au pouvoir ont laissé se dissoudre cette solidarité. Favorisant l’individualisme, ils ont excité le désir de posséder des biens de consommation. Grâce au crédit, les ouvriers ont eu l’illusion de pouvoir rivaliser avec les nantis. Un seul parti semble se soucier de ce prolétariat déboussolé : le F.N. Avec ses préjugés xénophobes et son refus de l’immigration. Face à "NOUS" les Français, "EUX" ne sont plus les bourgeois, mais les étrangers.
Dans son adaptation très sobre de "Retour à Reims" (2014), Laurent Hatat met en scène un dialogue entre l’auteur et sa mère, interrompu parfois par des prises à partie du public. Stéphane Arcas a souhaité donner une plus grande résonance à l’oeuvre d’ Eribon. Thierry Raynaud, Marie Bos et Nicolas Luçon portent sa parole. En y projetant ses propres émotions, chacun donne à ces monologues des couleurs différentes : indignation frémissante, empathie amère ou ironie caustique. Tout en mettant en valeur ce récit intimiste et dense, Stéphane Arcas nous entraîne dans un univers plus onirique, par deux textes de Michel Foucault et un décor surprenant, qui respire l’abandon. Le sol est recouvert de cendres volcaniques et, dominant des objets hétéroclites, un planisphère se met à rougeoyer. Deux musiciens soutiennent les acteurs par du free jazz et surtout du rock, vecteur de la culture populaire.
Dommage que ce spectacle ardent soit alourdi par des échanges entre Christophe et Claude. Leur première rencontre rend poussive la mise sur orbite de la pièce. Le spectateur est intrigué mais vite lassé par la cascade de blagues salaces. Et puis le couple devient enfin intéressant. Une fausse note qui n’empêche pas d’apprécier la pertinence et l’intensité de ce "Retour à Reims sur fond rouge". Il souligne la subtilité des analyses d’Eribon et, grâce à la sensibilité des comédiens, rend son témoignage poignant.