« Nous ne sommes pas seules » déclare Bibiana Silva en faisant allusion aux ancêtres et aux jeunes qui les ont autorisées à parle en leur nom. « Nous sommes venues ici pour parler » ajoute-telle avant de se féliciter du résultat des récentes élections présidentielles au Brésil (la victoire de l’ancien président de gauche Luiz Inácio Lula da Silva sur le président sortant de la droite extrême Jair Bolsonaro, NDLR).
Cela commence comme une conférence. Sur le plateau, trois comédiennes afro-brésiliennes accompagnées d’un musicien-comédien (Gal Pereira, Lian Gaia, Juliana França et Aduni Guedes). Le thème : l’héritage, toujours vivace, de l’esclavagisme et du passé colonial de ce territoire gigantesque. La terre est au cœur de tout et l’histoire du Brésil est marquée par la dispute pour la terre. Ce pays a beau être immense, les gens sont obligés de revendiquer un endroit pour vivre.
L’oratrice annonce que dans cette histoire de la lutte pour la terre, elles vont se concentrer sur deux personnes en particulier : João Pedro Teixeira, leader du mouvement des sans-terre et Severo dos Santos, ouvrier agricole. Tous deux vivaient dans la communauté de Chapada Diamantina, à Bahia, tous deux luttaient pour le droit des peuples, le droit à la terre, à la liberté, tous deux ont été assassinés par des hommes de main de propriétaires terriens.
Petit à petit, la discussion s’engage entre les trois femmes tandis que le cinéma s’immisce sur le plateau. Il y a des images en noir et blanc tirées du docu-fiction d’Eduardo Coutinho, « Cabra Marcado para Morrer » (Chèvre marquée pour la mort) consacré à l’histoire et la mort de João Pedro Teixeira. Le tournage du film a été interrompu et la pellicule saisie lors du coup d’État de 1964. Il ne fut terminé que vingt ans plus tard.
Il y a d’autres images, plus récentes, prises sur le terrain à Bahia, qui donnent à voir et entendre le vécu de cette communauté qui a inspiré le roman à succès du géographe bahianais Itamar Vieira Junior, « Torto Arado » (La Charrue tordue) qui constitue le matériau de base de la pièce de Christiane Jatahy. L’œuvre raconte le quotidien de trois femmes vivant dans une exploitation agricole (fazenda). Gaia est la l’arrière petite fille de João Pedro Teixeira – la seule photo qu’elle a de son arrière grand père est celle de sa mort -, Bibiana était la compagne et la mère des enfants de Severo dos Santos, Gal est sa sœur.
Mais les images qui défilent sur l’écran ne se bornent pas à évoquer cette vie faite d’humiliations, d’exploitation par les propriétaires, de racisme et de réminiscence de l’esclavage. Aboli en 1888 (ce qui est relativement tard par rapport à la France, 1848, ou les Etats-Unis, 1865), l’esclavage reste prégnant au Brésil notamment sous la forme de « contrats » imposés par certains propriétaires du style « travailler gratuitement contre un logement ». Elles mettent aussi en évidence la lutte des sans-terre, le combat des femmes, en particulier, pour exister mais aussi les cérémonies rituelles comme la fête du jarê (un rite d’origine Candomblé propre à la région) qui permettent de supporter cette vie sans terre, sans recours, sans justice.
Christiane Jatahy tisse littéralement des liens entre les différents supports. Les images ne sont pas une simple illustration des propos tenus par les êtres vivants présents sur scène, l’écran dialogue avec le plateau, les comédiennes et comédiens semblent passer de l’un à l’autre ou occupent les deux simultanément. Lorsque Gal raconte une histoire sur scène, les habitants du village s’en amusent à l’écran, lorsqu’elle chante, le groupe filmé reprend la mélodie. La mise en abyme est même poussée assez loin lorsque l’on voit les images d’une femme commentant un extrait du film d’Eduardo Coutinho.
« Depois do Silencio » (après le silence) est le troisième volet de la « Trilogie des horreurs », telle que la nomme l’auteure, consacrée à la situation politique et sociale du Brésil. Elle fait suite à « Entre chien et loup » qui traite du fascisme qui arrive très vite et « Avant que le ciel ne tombe » centré sur le pouvoir de la masculinité toxique. Un travail que Christiane Jatahy a entamé après la victoire de Jair Bolsonaro aux élections de 2018.
Convoquant le passé et le présent, mêlant images anciennes et actuelles, brouillant les frontières entre la réalité et la fiction, passant des images filmées aux corps mis en scène, et vice versa - ce qui ici tient plus de l’osmose que de la mise à distance -, elle transforme cette conférence qui s’annonçait un peu austère en un témoignage chargé d’émotions qui dresse le portrait d’une société dominée par la blancs et qui reste, encore aujourd’hui, construite sur l’esclavage et le colonialisme. « Quand la liberté a été accordé à notre peuple, dit Gaia, la misère a continué ».
Didier Béclard
« Depois do Silencio » de Christiane Jatahy, jusqu’au 18 novembre au Théâtre National à Bruxelles, 02/203.53.03, www.theatrenational.be.