Sur une scène dépouillée, à l’exception d’une télévision et d’un panneau noir monté sur roulettes, deux vieux beaux, costume et chemise noirs garnis de restes de serpentins, affublés d’une perruque bouclée noire pour cacher leur calvitie, naissante ou affirmée, s’essaient à des portés, à tour de rôle. Leurs petites performances sont timides, peu impressionnantes, mais ils ont l’air de celui qui triomphe.
Une poignée de confettis, l’Internationale par les Chœurs de l’Armée rouge, et ils reprennent leurs acrobaties, prennent des attitudes martiales et tentent d’autres portés, en vain. Ils dansent sur une musique de music hall mais le corps ne suit pas ou peu. La musique change dans le grésillement typique de vieux vinyles, ils continuent à danser. Une petite pause de pierre, papier, ciseaux, crâne contre crâne, et ils se lancent dans un jeu de « devine quel film je mime ». « Autant en emporte le vent », « Le silence des agneaux », « Hiroshima, mon amour », les films sont autant datés que l’évocation du « Boléro » de Maurice Béjart.
Du rêve bizarre dans lequel Alessandro Bernardeschi renverse un chorégraphe conceptuel connu à la chanson sur la notoriété qu’affectionne et interprète Mauro Paccagnella, en passant par l’évocation de l’attentat de la gare de Bologne qui fit 85 morts en 1980, les deux comparses mêlent leurs souvenirs intimes et la mémoire collective pour matérialiser le temps qui passe et l’âge qui avance, implacable, certes, mais aussi gage d’expérience.
Après « Happy Hour » (2015) et « El pueblo unido jamás será vencido » (2018), Alessandro Bernardeschi et Mauro Paccagnella concluent, avec « Closing Party (arrivederci e grazie) », leur triptyque consacré à la mémoire. La mémoire « apparemment les Italiens ont perdu hier », souligne en préambule Alessandro Bernardeschi faisant allusion aux résultats des élections italiennes qui ont portés l’extrême droite aux portes du pouvoir.
Le spectacle est également parsemé de quelques saillies politiques, mi-amusées mi-désespérées, sur leur propre statut d’artiste éternellement intermittent, dépendant des autorités, des programmateurs et des professionnels de la profession, comme disait Godard. « Les artistes sont égocentriques et exhibitionnistes, mais on est content qu’ils existent », souffle Alessandro Bernardeschi.
Ni strass, ni paillettes, pour ce dernier bal qui sonne, par moment, comme le chant du cygne s’il n’y avait l’ironie, la poésie et la beauté. Mais aussi l’envie, toujours intacte, qui transforme l’essoufflement en nouveau départ possible. Les deux danseurs et chorégraphes ne cherchent pas à contrer le temps qui passe et assument leur corps vieillissant et même les fragilités qu’il implique. Ils poussent la preuve de leur aisance face à cet état de fait jusqu’à faire intervenir un jeune danseur (Ares D’Angelo) qui fait, sans aucune gêne, la démonstration de son énergie et de sa souplesse.
Libérés de l’assignation à la performance physique, leurs mouvements n’en restent pas moins précis et parfaitement maîtrisés. Tout en sensibilité et émotion, « Closing Party (arrivederci e grazie) » atteste que le corps qui danse est vivant, éternel, et porteur de nouvelles promesses. « Nous quittons le rivage, dit Mauro Paccagnella dans une interview à propos de la pièce. Dans cet instant de suspension, nous rappelons ce qui a existé et ce qui est à venir. »
Didier Béclard
« Closing Party (arrivederci e grazie) » de Mauro Paccagnella et Alessandro Bernardeschi (Compagnie Wooshing Machine), jusqu’au 1er octobre au Théâtre National à Bruxelles, 02/203.53.03, www.theatrenational.be.