Berlin 1934. Max, un fils de bonne famille, mène une vie de bâton de chaise : alcool, cocaïne, partouzes. Ce matin, il a la gueule de bois et interroge Rudy sur ses frasques de la nuit. Ce compagnon tolérant et protecteur, qui est un peu la fée du logis, lui explique pourquoi Wolf, l’homme qui émerge de son lit, s’attend à passer deux jours idylliques dans "son château". Projet tué dans l’oeuf : Wolf est arrêté, victime des représailles déclenchées par "la nuit des longs couteaux". Lieutenant d’Hitler, Röhm, qui a été assassiné, ne peut plus protéger les homosexuels. Max et Rudy sont également en danger. Greta, qui dirige le cabaret où danse Rudy, leur donne de l’argent et les presse de s’écarter de Berlin. Durant cette fuite en avant, on sent l’affection qui lie les deux hommes. Max refuse la fausse carte d’identité, que lui remet l’oncle Freddie. Pas question de s’en sortir en larguant Rudy.
Lorsqu’ils sont arrêtés, l’officier de la gestapo fait une fixation sur les lunettes de Rudy. Pour écraser cet "intello", il l’oblige à les piétiner. Puis on le torture. Poussé par son instinct de survie, Max prétend ne pas le connaître. Sous la menace, il frappe son ami avec une brutalité croissante. Sachant que dans les camps, ce sont les homosexuels, identifiés par un triangle rose, qui sont le plus cruellement traités, il se dit juif. Déporté à Dachau, il arbore une étoile jaune.
Dans ce camp, il subit un supplice inspiré du mythe de Sisyphe. Sans jamais s’arrêter, il doit transporter les pierres d’un tas, pour en former un nouveau, à une vingtaine de mètres. L’opération terminée, le travail absurde reprend dans l’autre sens. Toutes les deux heures, un coup de cloche l’autorise à se mettre au garde-à-vous, pendant trois minutes. Privé de contacts humains, Max ne supporte pas cette destruction machiavélique. En soudoyant un garde, il réussit à faire participer Horst à son activité débilitante. Ce prisonnier, qui porte un triangle rose, boude un moment. Mais progressivement, les deux hommes se rapprochent. Durant les pauses, sans se regarder, ils parviennent à exalter leur amour. Avec une sensibilité à fleur de peau, Gaétan Bergez (Max) et Bastien Craninx (Horst) rendent ces échanges poignants. Grâce à la parole, les deux victimes broyées par le nazisme existent envers et contre tout. Dans un ultime défi, ces hommes prouveront que notre part d’humanité l’emporte sur la barbarie.
L’auteur utilise une langue concise, minimaliste. Des phrases qui vont à l’essentiel, trouées de silences lourds de sens. On retrouve cette sobriété dans la mise en scène de Grégory Bergez. Négligeant l’effervescence joyeuse des cabarets berlinois, il concentre notre attention sur l’horreur. En subissant, pendant de longues minutes, le transfert silencieux des pierres, le spectateur se pénètre de la monstruosité de cette torture. L’apparition furtive de gardes, derrière les barbelés qui encerclent la scène, impose une angoisse lourde. L’homme est observé comme un animal, que l’on se plaît à faire souffrir. En argot, "Bent" peut désigner un homosexuel, mais signifie aussi quelque chose de difforme, de cassé. Comme ces prisonniers déshumanisés. Suscitant l’émoi et la réflexion, le drame de Martin Sherman nous interroge sur la frontière entre l’humain et l’inhumain. Il réveille aussi notre vigilance.
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