« Bonjour, je voudrais voir le spectacle Après la Peur, en entier si possible. »
« Aucun problème mais il vous faudra venir au moins trois fois. »
« C’est d’accord ! »
Et voilà comment l’on se retrouve à assister à une dizaine d’heures de théâtre et à vivre simultanément une et douze aventures, dans une multitude de lieux, transporté par mille émotions et presque autant de rencontres.
Après la peur from Théâtre Les Tanneurs on Vimeo.
Aux origines du projet
Au départ, il y a « La Peur », création d’Armel Roussel montée au Théâtre National à Bruxelles en février 2013. Ensuite, il y a l’envie d’Armel Roussel d’un "après" « La Peur » et son souhait de remanier le spectacle et d’en proposer une nouvelle version, en utilisant différemment l’espace scénique. Enfin, il y a ce voyage à Montréal en septembre 2012, durant lequel Armel Roussel a rencontré les auteurs canadiens Gilles Poulin-Denis et Sarah Berthiaume. Ils y proposent ensemble « On the road », une rencontre entre les auteurs et le public sous forme d’un trajet en minibus dans la ville.
Les trois artistes décident de prolonger l’expérimentation menée avec « On the road » et commencent à imaginer un road-trip théâtral. Armel Roussel prend alors conscience des résonances entre ce projet et celui de l’Après-La Peur qu’il avait imaginé... Les deux projets se rejoignent finalement pour ne faire plus qu’un : « Après la Peur ». Les trois artistes mettent en commun leurs idées, réflexions, créativités et imaginations : ils délirent joyeusement sur des situations possibles évoquées par la rencontre entre leurs deux projets.
« Après la Peur » est ainsi un spectacle road-trip, avec la ville comme terrain de jeu et plusieurs véhicules comme scènes, à l’intérieur desquels spectateurs et acteurs sont rassemblés dans une aventure commune. Le projet se compose en spectacle douze « mini-spectacles » distincts, chacun écrits par l’un des auteurs participant au projet, tous issus de l’un des pôles de la francophonie. Un atelier a également permis aux Bruxellois et aux Montréalais de participer à la construction du projet.
L’aventure au jour le jour en quatorze étapes
Première soirée et première étape
Tu es d’abord invité à aller chercher le billet qui te permettra de choisir tes spectacles. Une heure avant, la queue de ceux qui espèrent des places s’allonge rapidement. Je propose à une personne arrivée un peu tard de m’accompagner si elle accepte de me partager ses réactions à chaud et d’offrir un autre regard. Marché conclu.
Tu reçois ensuite le programme dans lequel tu vas devoir choisir ce que tu veux voir. La plupart des spectacles n’accueillent que quelques personnes à la fois, parfois seulement trois ; il va te falloir du flair, de la chance, et accepter que les choses ne se passent pas forcément comme tu voudrais… Au bout du compte tu en auras vu quatre sur les douze, ce qui peut surprendre.
Nous sommes alors invités à entrer dans la salle : la scène et les sièges ont disparus, il n’y a encore que peu de monde mais la voix d’un homme en monsieur loyal, Armel Roussel, nous invite à sa rencontre pour recevoir les billets magiques pour notre première « chambre ». En sortant de là, nous pourrons revenir pour chercher notre second billet. « Prévoyez un choix large » prévient Armel, « car vous ne serez jamais sûr des places qui seront encore là lorsque vous arriverez. »
Le choix de ma complice du soir se porte sur la chambre une ; je préfère la surprise et ne cherche pas à savoir pourquoi. Six places. Nous sommes parmi les premiers. Nous recevons les sésames et allons rejoindre la table d’attente pour notre chambre. En quelques minutes, les douze tables sont remplies et l’on y parle déjà de ce que l’on aimerait voir après et des chances d’y parvenir. Le ton est à la fois amusé, curieux et inquiet. Chacun devient acteur sans toujours bien s’en rendre compte, pour la première fois de la soirée...
Seconde étape
Embarquement pour Queen Kong . C’est nous ! Selma Alaoui y assure tout, de la conception au jeu. Lauréate du prix de la meilleure découverte aux Prix du Théâtre en 2007, elle n’a cessé depuis d’être récompensée pour ses mises en scène. Nous voilà entre de bonnes mains.
Notre chauffeur nous invite. En voiture ! Six places nous attendent. La suite n’est pas facilement racontable mais certaines émotions, interrogations et réactions le sont peut-être un peu : Et si refaire le monde commençait par refaire son regard ? La ville est une jungle et nous ne sommes pas bien conscients de l’animal que nous y sommes. Et si les apparences sont trompeuses, comment s’y retrouver ?
Trente minutes qui vous accrochent à travers la ville, vous obligent à vous bouger, dans tous les sens du terme, à choisir jusqu’où vous êtes prêts à aller. Et au bout du compte, des réactions enthousiastes, vraisemblablement unanimes…
Troisième étape
Le hasard et les mouvements de foule nous amènent à la chambre 6. Ce n’est pas ce que ma guide avait prévu mais nous rejoignons donc la table d’attente de Sara perche ti amo en trouvant cela plutôt amusant. 14 places. Quarante minutes.
Nous quittons le théâtre et marchons plus ou moins en silence jusqu’à un appartement où nous attend Dany Boudreau ; il souhaite nous parler de son histoire d’amour avec Salvatore, en nous invitant à choisir comment il nous en parlera. Le hasard a bien fait les choses : nous voilà passé de la ville ouverte à un huis clos dont nous serions les bienveillants voyeuses et voyeurs. On sent la patte de Salvatore Calcagno dans la force de la mise en scène et de l’écriture (avec Dany Boudreau).
Sur le chemin du retour, l’ambiance n’est pas à la rigolade ; chacun accuse le coup ; il faudra un moment à mon accompagnatrice pour retrouver la parole. Je la laisse revenir à la surface tout en la laissant choisir le lieu de notre troisième aventure. A ceux qui nous le demandent, nous recommandons la première chambre si l’on veut rêver ensemble ; on nous en recommande d’autres. Ma compagne théâtrale n’a toujours pas trouvé les mots pour parler de ce que nous venons de vivre dans l’appartement de Dany.
Quatrième étape
Cette fois, ma partenaire de voyage reçoit l’un de ses premiers choix : Safari (comme un teen movie) écrit par Armel Roussel, avec la complicité des acteurs Larissa Corriveau et Gilles Poulin-Denis. 6 places. Trente-cinq minutes.
Ce sera son second coup de cœur, parce qu’elle y a trouvé toute une palette d’émotions qui la transportent malgré elle. Et c’est vrai que cette histoire de désir et d’amour « confronté à la drôle réalité du monde tel qu’il est lorsque la réalité se trompe » est véritablement superbe. L’écriture est efficace, le jeu est juste, comme deux funambules sur leur fil. Larissa Corriveau est exceptionnelle et Gilles Poulin-Denis est lui aussi très bon. Ce qui se passe entre eux est secret mais l’on ne se sent jamais de trop. Magique ! Les trente-cinq minutes m’en ont semblé cinq.
Cinquième étape
Pendant la pause, la danse continue de tables en tables ; les spectateurs échangent leurs trouvailles ; il est déjà bien tard et certains quittent les lieux à regrets. Nous sommes invités à terminer la soirée dans une voiture transformée en théâtre radiophonique : Zigzag. Résistance. Question. 8 places pour trente-cinq minutes.
Florence Minder, qui aime bien citer Virginie Despente, est une jeune auteure et actrice suisse engagée à l’humour décalé et dévastateur. Dans cette création réalisée avec Karim Barras et Olivier Girouard, elle interprète tous les personnages, à l’exception des bruitages, omniprésents. On y entendra aussi Gilles Deleuze, à l’état brut. L’ensemble est très enlevé, de la philosophie à l’état sauvage, revigorante.
Il est presque minuit ; ma passagère d’un soir reviendrait bien voir sa suite « D’après La Peur » mais elle n’est pas certaine de pouvoir se libérer demain. Je passe remercier Armel pour le beau début de cette aventure. Il accepte très généreusement de m’aider à voir chaque spectacle dans un ordre à trouver en cours de route. Je serais bien resté plus longtemps mais je décide de garder des forces pour la suite, la tête remplie d’échos et d’images.
Seconde soirée et sixième étape
Je suis tout heureux de revenir ; clairement j’en redemande, mis en appétit, le cœur ouvert. Pour cette seconde soirée, je bénéficie du regard d’un jeune apprenti comédien de parents belge et espagnol. Armel a préparé notre parcours du soir ; mon coéquipier n’a donc pas le choix mais s’y prête volontiers. Nous commençons avec Ghost Songs . 5 places pour trente-cinq minutes. En voiture !
J’ai l’impression d’être au cœur du tournage d’un road movie. L’actrice principale est assise à coté de moi. Je suis comme les autres, un acteur muet. La caméra est invisible mais elle est sûrement quelque part. Je sens la tension monter entre la femme qui parle et le chauffeur qui l’a prise en stop ; je ne serai pas surpris qu’ils en viennent aux mains ; jusqu’à ce que tout bascule.
L’écriture de Gilles Poulin Denis est efficace et précise, maîtrisée et imprévisible ; superbe. Du dialogue à la Wim Wenders. Adrien Letartre et Vanja Godée sont portés par des situations qui leur permettent de développer une superbe palette de jeu. Adrien se joue de la bipolarité avec une grande maîtrise et Vanja est si impressionnante que je ne serais pas surpris de la retrouver au bord d’une autoroute à faire du stop pour la planète Mars. Le jeune acteur qui m’accompagne est bouleversé lui aussi. « C’était trop court. Dommage ! »
Septième étape
Nous buvons une bière pour nous réchauffer des froids du Grand Nord. Armel nous a remis des tickets pour Banalités d’usage , titre barré et remplacé par un musulman de moins . 14 places pour trente-cinq minutes, verre de vin compris.
Il s’agit du premier spectacle qui ait lieu dans le théâtre même, à une table, où une entrée et un verre de vin nous attendent. De ce moment, la consigne est de ne rien en dire pour ne pas en diminuer l’impact. Écrit par Soeuf Elbadawi, auteur et artiste comorien, il y est question de présence et de représentation, d’accueil et de peurs, de discours et de pouvoir. Un questionnement sur la mémoire et le vécu politique des citoyens que nous sommes tous. Rien que ça ? Oui, je sais… Une nouvelle fois, mon compagnon théâtral et moi sommes d’accord : « Ça marche ! Ça déménage ! Ça interpelle ! »
Huitième étape
Quelques minutes à peine, histoire de reprendre notre souffle, et nous voilà assis face à des écrans, en compagnie d’une quinzaine de spectateurs venus voir comme nous, pendant trente minutes, Comme je descendais des fleuves impassibles .
Écrit et conçu par Dany Boudreault, dont l’histoire d’amour entendue le jour précédent a si fortement marqué les esprits, le spectacle nous relate cette fois l’histoire d’un autre amoureux, fou, lui aussi. Atteint de la maladie d’Alzheimer, le réalisateur canadien Claude Jutra, considéré chez lui comme « leur » Jean-Luc Godard, inscrit sur un bout de papier « Je m’appelle Claude Jutra » et se suicide en novembre 1986 en sautant du pont Jacques-Cartier à Montréal. Quand son corps est retrouvé, le bout de papier l’accompagne toujours. Dans Comme je descendais des fleuves impassibles, un homme, Lui, et une femme, Elle, relatent les trois dernières secondes de la chute du réalisateur avant d’atteindre les eaux du fleuve Saint-Laurent.
Sarah Berthiaume, à l’origine de l’ensemble du projet d’« Après la peur », est elle aussi, dans cette histoire, totalement bouleversante. On aime avec elle, on l’aime avec lui, on a mal avec elle, et tout ce que ni elle ni nous ne pourrions dire… mystérieusement et profondément. Vincent Minne, visible depuis une vingtaine d’années sur un nombre impressionnant de scènes, incarne ce nouveau rôle avec une émotion totalement déconcertante, proche et distant à la fois, lunaire et si doux…
Je ressors totalement enthousiasmé ; mon guide du soir l’est un peu moins ; il s’est senti moins concerné et n’est pas certain que cela soit vraiment tout public. Nous apprenons qu’au Québec, ceux qui connaissent les films du réalisateur sont sortis en pleurs. Culture et génération, allez savoir…
Neuvième étape
Il est environ vingt-trois heures et nous sommes prêts pour notre quatrième spectacle de la soirée, Caméra cachée .
Tout ce que nous savons c’est que l’agent Deblee, relation publique de la police Siv City, sera heureuse de nous recevoir au sein de son véhicule de fonction afin de nous faire découvrir les progrès considérables qui ont été réalisés en matière de protection et sécurité citoyenne.
Et nous voilà partis en plein délire. Humour communicatif, on rit sombre, tendu, tirs continus à balles réelles, et ça fait mal, ça fait peur, ça fait rire de toutes les couleurs.
Ici, l’écriture ravageuse de Jean-Baptiste Calame, Suisse vivant en Belgique, démarre à grande vitesse, servie par le jeu complètement déjanté de Marie Aurore d’Awans, Denis Aujol et Sophie Sénécaut.
On en ressort plus réveillés que jamais. Mon co-pilote de la soirée est tellement emballé qu’il reviendra demain. Moi je traîne un peu de tables en tables ; le vin est bon, ce qui n’arrange rien. Il est deux heures du matin lorsque je quitte le théâtre mais tout va bien, je reviens demain ; serais-je en train de devenir accroc ?
Troisième soirée et dixième étape
Retrouvailles avec le Théâtre des Tanneurs et les vingt-cinq acteurs d’« Après la peur » pour le troisième et dernier jour de mon marathon ; et mon guide d’hier est bien là lui aussi. En route !
Armel nous accueille avec un grand sourire. Il nous a préparé l’ordre dans lequel nous visiterons les quatre dernières chambres, mobiles ou pas.
Nous commençons par Démocratie . 6 places et trente-minutes en voiture. Joël Maillard nous propose d’être les protagonistes de la fiction ; il s’agit de définir quelques règles de vivre ensemble, puis de débattre, et de voir ce qui se passe… Refaire le monde en une demi-heure, est-ce bien raisonnable ? Pour l’auteur il s’agit surtout de placer une nouvelle fois l’acteur dans la pièce plutôt que face à la pièce ; de ce point de vue l’objectif est atteint. Il défend aussi une approche naïve des domaines qu’il explore ; c’est très clair là aussi.
Difficile de parler d’une expérience qui dépend entièrement des participants ; notre groupe s’est quitté sans regrets mais un peu avant nous, tous les membres avaient prévus de se retrouver pour dîner ensemble un de ces soirs ; mais ils avaient aussi décidé que l’on avait le droit de mentir. Ayméric Trionfo, en grand modérateur, aurait beaucoup à dire…
Onzième étape
Dog-Jazz , de Julien Mabiala Bissila. Et si le monde était un théâtre radiophonique ? Et si le saxophoniste d’un groupe de jazz était un chien ? Et si le chauffeur du groupe était un militaire qui compte rejoindre l’Afghanistan ? Et s’il y avait un veuf qui aimerait s’expliquer la mort de sa femme ?
Histoire débridée et montage des sons au scalpel. Le contraste est saisissant. Les multiples voix nous entraînent chacune dans leur monde. L’auteur n’en est pas à son coup d’essai : né à Brazzaville, il est l’auteur de plusieurs pièces nourries par ses nombreux combats. Côté spectateur, avec Dog Jazz, tu te laisses aller ou bien tu décroches vite. L’expérience a très bien fonctionné pour moi, mais mon guide du soir était plus réservé…
Douzième étape
Cet homme , de Sarah Bertiaume, créé à partir de rêves récoltés et écrits par le public à Bruxelles, est une chasse à l’homme poétique, un rêve éveillé et déambulatoire aux sens propre et figuré. Les rues comme décor, un récit qui sort de nos écouteurs comme fil rouge, et des repères bleus comme autant de balises dans la nuit.
Nous étions quinze à avancer en drôle d’armée, avec un bonbon en guise de moyen de transport, autant d’énigmes à vivre pendant une demi-heure, hors limites. Nous sommes ressortis sonnés et éblouis, retrouvant lentement les bruits quotidiens et la chaleur du théâtre, comme au petit matin après un long rêve pas totalement parti...
Treizième étape
La fin approche pour moi et mon guide d’un soir, le temps de voir La lune est belle , aventure proposée sur base de textes d’habitants de Montréal, Bruxelles, Limoge et Paris. Il y sera surtout question de la solitude et des manières de la traverser. L’on y passera des moments étonnants dans une chambre pour pleurer ; histoire d’en rire, aussi.
La danseuse et actrice japonaise Uiko Watanabe nous embarque dans sa détresse joyeuse avec un humour violent comme un tsunami, en plus éphémère. Nous en sortons bouleversés, le temps de retrouver le théâtre où l’atmosphère joyeuse et conviviale nous accueille comme un cocon.
Quatorzième étape
Je la ferai brève : si vous m’avez lu jusque là, franchement je n’ai pas grand chose à ajouter. C’était une expérience unique, oui, évidemment. On se plaît à imaginer que ce travail ne soit encore qu’une étape, et qu’un jour, les spectateurs seraient invités à tout voir dans une sorte de marathon festif un peu fou, comme la vie.
Ah oui, j’oubliais : merci à tous d’avoir rendu cela possible. C’était fantastique !
F.V.
(Crédits photo : Nicolas Hubert)