Dans un coin de la scène, pend un sac de frappe typique des salles d’entraînement de boxe. Ici, il fait juste partie du décor qui accueille, Joëlle Sambi, boxeuse des stéréotypes, des violences, des hypocrisies. De la poésie au slam (« claque », en argot américain), elle préfère les mots aux poings pour assener son message, défendre ses engagements, revendiquer ses combats contre les exclusions, et exprimer sa colère face au racisme, à l’homophobie, au viol, à l’esclavagisme.
Le noir se fait sur le plateau tandis qu’un bourdonnement s’élève dans le silence. Un corps arpente la scène, ses mouvements à peine révélés par des rais de lumière colorée. « Écrire, c’est toujours la trace de quelque chose. J’écris parce que c’est ce qu’il y a de plus utile à faire ». Joëlle Sambi est au micro et égrène les mots écrits sur de simples feuilles de papier qu’elle sème sur le sol.« Il n’y a pas d’ordre dans le chaos, pas de force dans l’ordre, encore moins dans les massacres qui nous meurtrissent ».
Née à Bruxelles en 1979, Joëlle Sambi Nzeba découvre Kinshasa, et ses côtés sombres, lorsqu’elle a cinq ans. Elle grandit dans ce qui est alors la capitale du Zaïre (nom imposé en 1971 par Mobutu jusqu’en 1997, date à laquelle est restaurée la dénomination République Démocratique du Congo) mais revient en 2001 pour suivre des études journalisme à l’Université Libre de Bruxelles. « Je suis de ce pays qui appartient à tout le monde et fait de nous des riens, le Congo. La seule certitude quand on est congolais, c’est de n’être personne depuis longtemps. Être congolais, c’est être vide, étranger à soi-même et au monde. »
Joëlle Sambi conçoit la singularité de son parcours entre deux mondes, l’Afrique et l’Europe, comme une richesse. Mais aussi comme une série d’inconforts parfois douloureux, souvent difficiles, que suscite sa position à la croisée de plusieurs chemins. L’identité de genre, l’exil et ses sentiments d’éloignement de séparation avec les proches, la classe sociale, lui donnent l’impression de n’être chez soi nulle part, de se situer, en permanence et avec angoisse, le cul entre deux chaises.
Le spectacle entend explorer les « Angles morts » que constituent ces zones d’inconfort dominées par le sentiment de ne pas faire partie du groupe, de ne pas en maîtriser les règles, de ne jamais être tout à fait soi-même. L’entre-deux : « Ici trop noire, là-bas pas assez. Ici trop grande, là-bas pas assez. Ici trop grande gueule, là-bas pas assez femme ». Mais être à la marge, précise-t-elle, « n’est pas une posture, pas un passe-temps, c’est un état qui nous habite avec plus ou moins de douleur ».
La performance artistique tient également lieu de discours politique et la plume est aussi poétique que militante. « Ce monde est un vaste marché avec, d’un côté, ceux qui fixent les prix, et, de l’autre, les assignés au zoo humain. » Joêlle Sambi entend donc tracer les lignes de fuite au travers d’un spectacle réunissant le spoken word, le krump - chorégraphie saccadée née en 1992 lors des émeutes à Los Angeles – porté ici par Kenza Deba, et la musique live de la beatmaker Sara Machine. Les punchlines sont à la fois dans les mots et dans les gestes.
« Pas de place pour la langue hors sol », comme l’écrit Lisette Lombé en préface du dernier ouvrage de Joëlle Sambi, « Caillasses » (L’arbre de Diane, 2021) dont sont extraits certains poèmes d’« Angles Morts ». Les textes sont féroces, souvent, engagés, toujours, mais touchent aussi à l’humanité, voire à l’intime. « J’ouvre mon cœur et j’aime osciller entre la plume et le poing, j’écris ou je me bats. ».
Didier Béclard
« Angles Morts » de Joëlle Sambi, « créé à la Balsamine à Bruxelles), du 19 au 21 octobre au Théâtre de l’Ancre à Charleroi, 071/314.079, www.ancre.be. Puis, les 10 et 11 novembre, au Théâtre National à Bruxelles dans le cadre de « Scènes Nouvelles ».