Jeudi 22 mars 2007, par Xavier Campion

Adrian Brine

You’d die laughing… ou l’humour anglais… à mourir de rire

De but en blanc, avez-vous un ou plusieurs « secrets de fabrication » pour réussir vos mises en scène ?
Je suis en train d’essayer d’écrire un livre sur la mise en scène, et c’est très difficile, parce qu’il n’y a pas de règles pour dire ce qu’il faut faire et comment. On peut dire ce qu’il ne faut PAS faire et c’est vrai qu’il est plus facile de dire ce qu’il ne faut pas faire que ce qu’il faut faire. Je veux dire qu’il n’y a pas de formulaire, parce que celui qui commence avec un formulaire est presque mort.

Comment procédez-vous ?
En lisant beaucoup la pièce (1). J’essaye de la lire sans préjugé. Je me laisse absorber par la pièce. Il me faut connaître très bien la pièce écrite, sans avoir aucune idée dessus. Et en lisant, lisant, lisant, il y a évidemment des questions qui se posent et il me faut trouver des réponses à ces questions. C’est comme ça qu’on arrive au début des répétitions avec une certaine image de ce à quoi on va arriver - quelque chose comme ça - pas un plan de travail mais une vague vision du spectacle dans le style, dans le jeu, les décors.

Le décor vient à quel moment ?
Il est là tout au début parce que c’est plus pratique. Le scénographe doit avoir les plans pour construire le décor avant qu’on ne commence à répéter. Il faut quelques mois plus tôt inventer le décor. Mais il existe toutes sortes de conceptions sur les apports du metteur en scène à ses comédiens. Le metteur en scène n’enseigne pas à ses comédiens comment ils doivent jouer. Ils sont comédiens donc ils savent ça et ils connaissent leur matière... Ce que le metteur doit faire c’est rappeler des choses, des circonstances que le comédien a peut-être oubliées. Par exemple, il a lu la pièce, mais il a peut-être oublié qu’il fait froid dehors (et qu’il doit un peu frissonner)
Les comédiens ne sont pas tout à fait libres de faire ce qu’ils veulent, ils sont limités par certaines contraintes qui ont été voulues par l’auteur et qui sont nécessaires pour la pièce.
Et la direction d’acteur c’est essayer que l’acteur trouve dans la liste des répliques qui lui est donnée par l’auteur, une sorte de chemin vers le personnage. Ce qui se passe chez moi c’est que j’entends la pièce après un certain temps, je lis beaucoup et j’entends les voix qui parlent. Ah oui, je me prends pour Jeanne d’Arc (rire) Mais on entend les répliques dites dans la situation, c’est comme ça que je commence à entendre la musique de la pièce. Toutes les pièces sont très musicales. Je commence à bâtir la pièce selon une espèce de partition musicale. Les mouvements viennent après quand on commence à travailler avec les comédiens. Quand un acteur lit la pièce, évidemment c’est du point de vue de « son » personnage qu’il voit la pièce. Mais le metteur en scène est devant, à la place des spectateurs, et il voit tous les personnages. Il faut unir les comédiens, faire qu’ils jouent ensemble. S’il y en a un qui fait “QUOI ?” dans une scène et que l’autre continue à jouer, tu ne peux pas laisser passer ce “QUOI ?” sans réagir. Tout est question d’action et réaction. En fait je trouve que jouer, c’est une question de réagir plutôt que d’agir. On réagit aux circonstances, à une situation ou à une personne : quelqu’un frappe à la porte, on réagit. D’abord on se demande qui cela peut-être ? parfois on devine, parfois on sait qui c’est. Tout ce que l’acteur fait c’est de réagir et aux autres personnages qui sont là. Dans la pièce Lunes de Miel que je monte pour le moment aux Galeries, la comédienne dit par exemple : “Regarde ce paysage, cette mer comme c’est beau…” et son partenaire doit réagir à ce qu’elle fait semblant de voir autour d’elle.


Qu’est-ce que vous nous apportez de votre bagage anglais dans notre théâtre belge ?
D’habitude je monte des pièces anglaises, je sais d’où ça vient et je connais le climat dans lequel l’auteur l’a écrit.

Vous la lisez d’abord en anglais ?
Oui, bien sûr. J’ai toujours le texte anglais à côté de moi. Souvent l’acteur me dit “qu’est ce que ça veut dire cette réplique, je ne comprends pas ? Qu’est-ce c’est en anglais ? – En anglais, c’est ça ! – Ahhhh bon !” Donc les acteurs ont une espèce de sentiment de ce qui est vrai dans la pièce et de ce qui est ajouté.

Et c’est parfois mal traduit ?
Parfois mal traduit, mal re-écrit ou adapté. J’ai souvent ça. Quand je lis, j’entends les textes. J’entends la façon dont les personnages parleraient. Le traducteur n’a pas ça ; il voit les mots, il traduit les mots, mais les mots changent selon la façon de les dire. J’ai eu des traducteurs qui me traduisaient Oh dear ! en anglais par Oh chérie, et en fait Oh dear ! c’est Oh la la… ou Oh, mon dieu !. Cela vient du fait que le traducteur lit et que s‘il entendait il comprendrait. Ainsi dans Hamlet (acte 5) I loved Ophelia a été traduit en français par J’aimais Ophélie ou J’ai aimé Ophélie. En fait dans cette scène (1) Laërte exprime avec emphase son amour pour sa soeur, et dans ce contexte Hamlet doit dire en français : MOI, j’aime Ophélie, 40000 frères ne pourraient pas avec tout leur amour… pour dire Non, c’est moi qui aime Ophélie plus que vous.
Le meilleur traducteur que j’ai connu au début de mon travail à Bruxelles était Jacques Brunius. Il avait été un acteur et cinéaste en France pendant les années’30. Il est venu en Angleterre et en 30 ans, il était devenu parfaitement bilingue et il connaissait la langue anglaise mieux que la plupart des Anglais. Et pour traduire les nuances, il avait un don : il traduisait exactement ce que l’auteur avait voulu dire parce que, habitant à Londres, il entendait ça chaque jour… Je n’ai jamais eu d’aussi bonne traduction par la suite. Alors que maintenant il y a des traducteurs en France qui sont franchement mauvais. Il y en a un qui a traduit My son works in the microchips (mon fils travaille dans les puces d’ordinateurs) par Mon fils travaille dans une fabrique de pommes frites ! Et quand je lui ai dit ça que ce n’est pas le même personnage qui travaille dans l’informatique ou une friterie, il a dit bah… En plus en France, ils n’aiment pas travailler avec des accessoires. J’ai toujours des problèmes avec eux à cause des accessoires. Ça dépend de la pièce, mais il y a des pièces qui ont besoin d’accessoires. Je me souviens d’avoir monté une pièce d’époque à la Porte Saint-Martin. Il nous fallait quand même des verres, des tasses, des cannes, des trucs comme ça, et je demande les accessoires pour les répétitions et finalement on me dit “Non, non, ils sont tous sous clé, vous l’aurez pour la générale – Non ! il me les faut maintenant, on doit travailler avec ça, ils doivent avoir quelque chose en main ! – Mais vous allez les casser, la Direction ne veut pas qu’on touche aux accessoires avant la Généraleª

Le premier qui a fait appel à vous en Belgique était Domani en 1963
Oui c’était pour monter au Théâtre de Poche La prochaine fois je vous le chanterai de James Saunders traduit par Jacques Brunius. Domani était un génie. Ensuite j’ai fait environ 120 mises en scènes en Belgique, dont plus de la moitié au Rideau de Bruxelles. Je dois dire que j’ai eu le privilège de travailler avec les grands messieurs du théâtre belge : Roger Domani , Claude Etienne et Jacques Huisman : 3 êtres inoubliables que je suis fier d’avoir pu côtoyer

Avec le Rideau, vous avez vraiment une collaboration privilégiée et ininterrompue depuis 42 ans. On reprend d’ailleurs Copies de en ce moment. Qui propose les pièces ?
Ça dépend. Parfois c’est Jules-Henri(2) qui trouve une pièce, Ce qui se passe souvent, c’est que je dis à Jules Henri “J’ai lu une bonne pièce” et il me dit qu’il vient de l’acheter. Donc, nous pensons souvent de la même façon. Je reste très au courant de ce qui est écrit, de ce qui se crée et lorsque je renifle déjà au titre, quelque chose qui va être présenté, je téléphone à Jules Henri en disant “ça risque d’être bon, essayons de trouver des renseignements sur cette pièce”

Mémoire de l’Eau par exemple - qui a été montée au Rideau il y a 5 ans - je l’ai lu dans la presse du matin ici à l’Hôtel, c’était dans le Times : une très bonne pièce. Je me suis dit : cette pièce ça semble très bien, l’intrigue est bonne et j’ai appelé le Rideau pour dire “on va essayer de l’avoir” et tout de suite on l’a eue.

Outre la lecture, vous allez aussi voir les pièces à Londres
Je préfère ne pas voir une pièce que je vais monter. J’aime bien lire une pièce et laisser ma fantaisie aller trouver ce qui m’intéresse dans la pièce. Dès que j’ai vu une mise en scène, quelque part je suis influencé. Ils ont fait le chemin, ils sont arrivés à destination, mais moi je dois encore faire le chemin, et je ne veux pas faire deux chemins. Donc pour les nouvelles pièces, j’essaye de ne pas aller les voir. J’entends des gens qui me disent qu’ils ont vu la pièce à Londres, et je leur dis que ce n’est peut-être pas la même pièce qu’ils verront ici. Et parfois les auteurs qui viennent ici sont étonnés parce que je ne reproduis pas ce que j’ai vu à Londres.

Qu’est-ce que les auteurs apprécient chez vous ?
J’ai eu un très grand compliment de David Hare : Quand j’ai monté Skylight au Rideau, il est venu voir et il a dit : “Tu as eu une idée dans le 4ème acte… je peux la prendre pour la prochaine fois que je monterai Skylight à Londres ?”. Bien sûr que j’étais flatté. Il a trouvé quelque chose avec quoi il n’en sortait pas lui-même comme metteur en scène et moi j’avais trouvé une solution. Et dans la pièce que j’ai montée sur Freud et Jung : Paroles et Guérison (Christopher Hampton) j’ai rajouté une scène où Jung rentre chez sa famille après avoir eu une liaison avec quelqu’un d’autre parce que ça me semblait nécessaire et Christopher Hampton m’a demandé “Tu as lu le scénario du cinéma alors ? –Non, j’ai senti que cette scène manquait, alors je l’y ai mise”. Donc je suis très flatté d’avoir pu suivre l’imagination de l’auteur à tel point j’ai pu trouver la même lacune que celle dont il s’est lui-même rendu compte.
Je crois que c’est ça qu’ils apprécient : que j’essaye de me mettre dans l’état de l’auteur quand il écrit la pièce.

Au XIXe siècle, il y avait un auteur qui s’appelait Victorien Sardou, et quand il donnait les textes de ses pièces à lire, les gens fronçaient les sourcils, mais quand il les mettait en scène lui-même ces mêmes gens comprenaient. Donc le metteur en scène Sardou qui monte la pièce de l’auteur Sardou, c’est ça que font les metteurs en scène : suivre l’auteur quand l’auteur n’est plus là et de réaliser ce que l’auteur aurait voulu. C’est un peu prétentieux, mais c’est la raison pour laquelle je lis la pièce très souvent, pour ne pas imposer quelque chose que l’auteur n’a pas voulu. En fait je trouve que le metteur en scène doit être comme le vent. On ne voit jamais le vent, on voit l’effet du vent. Moi je suis content si tous les acteurs jouent mieux. Le plus beau compliment pour moi c’est “Quelle bonne pièce” ou bien “Qu’est-ce qu’ils jouent bien”.
La mise en scène, c’est partager la pièce avec les acteurs jusqu’à ce qu’ils la connaissent aussi bien que le metteur en scène et contribuer avec leur vision, tout en faisant de telle sorte que tous les acteurs jouent la même pièce  (dans le même style !)

Vous êtes en train de monter LUNES DE MIEL aux Théâtre Royal des Galeries et c’est la première fois que vous travaillez pour ce théâtre…
Private Lives, en anglais, est une pièce de 1930 très connue en Angleterre. Dans les années 50, il y a eu une version française, pas très convaincante d’ailleurs, qui s’appelait Les Amants Terribles. Heureusement la nouvelle version d’Eric-Emmanuel Schmitt que nous montons aux Galeries est une adaptation, beaucoup plus proche de l’anglais. Il a très bien traduit parce qu’il n’a pas été trop littéral, il a adapté ça de façon très spirituelle et très élégante. Il y a des choses en anglais qu’on peut dire mais qui sont pas comiques quand on les traduit. Cette version-ci a été jouée par Pierre Arditi à Paris, il y a 2 ans, mais je la monte très différemment.

Je vous fais confiance, d’autant que Pierre Arditi est beaucoup plus âgé que les comédiens belges
Voilà ! Coward a écrit cette pièce pour lui même quand il avait 30 ans. Les personnages doivent avoir 30-35 ans et pas 60 ans C’est un couple qui a été marié pendant 5 ans, puis ils sont divorcés et maintenant ils se retrouvent tous les 2, dans le même hôtel le soir de leurs lunes de miel respectives avec de nouveaux partenaires. Donc si tu as 60 ans !

Je me souviens de cette pièce désopilante de Michael Frayn que vous aviez mise en scène au Rideau. Il y avait aussi 2 couples dans 2 chambres contiguës d’un hôtel. Je me souviens de Marie Paule Kumps qui tapait les moustiques avec une serviette sur les murs et les voisins qui étaient persuadés qu’ils se faisaient l’amour-vache.
Oui, Alarmes dénonce, s’amuse, ou s’alarme des progrès technologiques, des cloisons préfabriquées entre autres. Non ici cela se passe sur le balcon. Évidemment les nouveaux époux veulent savoir ce qui s’est passé dans le précédant mariage et personne ne soupçonne qu’ils sont à dans la chambre à côté… C’est très charmant, très joli. Et les comédiens sont excellents : Alain Leempoel, Isabelle Defossé, Maria del Rio qui est délicieuse et Nicolas Buysse qui est très bien comique. J’ai un bonheur terrible à monter cette pièce. Si on s’arrange pour avoir des comédiens qui s’entendent entre eux, on peut faire un très bon travail. Donc il faut éviter les égoïstes et les stars.

On me dit qu’en Belgique on n’a pas comme en France la culture de la Star.
Oui, c’est vrai, les Belges sont là pour jouer la pièce. En France, c’est plutôt du style “Regardez-moi, c’est moi qui joue, c’est mon public !”. Je trouve que la Belgique est très saine dans le théâtre. Les acteurs sont modestes et ils ne sont là que pour servir la pièce. Il ne s’agit pas d’avoir de grands rôles ou de petits rôles. Et c’est très facile de travailler avec des gens qui sont tous concentrés sur la même chose. C’est comme une roue de bicyclette avec tous les rayons qui convergent. Moi j’ai souvent des problèmes avec les acteurs français

Et avec les Turcs ?
Ce sont de très bons comédiens, très modestes, prêts à essayer quelque chose de nouveau, donc ils n’arrivent pas avec le sentiment de on joue ça comme ça. Et j’ai beaucoup de plaisir aussi à travailler pour le théâtre en Turquie, d’ailleurs j’adore ce pays..

Adrian, Je ne voudrais pas terminer cette interview sans que vous me racontiez une des plus belles anecdotes de théâtre en Belgique… En 1983, sur simple coup de fil, vous recommandez à Jacques Huisman la pièce « Silence en Coulisses » de Michael Frayn. Huisman prend immédiatement les droits pour la création en Belgique et vous montez la pièce. C’est drôle à mourir de rire, et de fait puisqu’au 2ème acte un spectateur meurt de rire. Quelle belle mort !
Je me souviens quand c’est arrivé, j’ai téléphoné au National, j’ai dit “Mets ça dans le journal” Mais non, non, il y a un tabou autour de la mort. Pourtant, je crois que la famille a été très heureuse de cette belle mort. Évidemment cela faisait quelques complications pour continuer à jouer ce soir-là, tandis ce qu’on avait évacué le pauvre homme temporairement… dans les coulisses. Et le lendemain c’était comme ça avec les comédiens “Je suis sûr qu’il est mort au moment où j’ai baissé mon pantalon – Non je suis sûr que c’est quand je suis tombé des escaliers”. Ils étaient tous à dire “C’est moi qui ai causé la mort de ce pauvre type”. Morbide hein ! Et mon copain Julien Roy m’a dit “Quel dommage, il ne m’a pas vu dans le 3ème acte !”

Adrian, je vais certainement aller voir Copies que j’ai raté la saison dernière et aussi Lunes de miel, mais ne craignez rien : je suis en bonne santé.
Merci pour tous ces beaux moments théâtraux que vous nous offrez et merci pour cette interview.

Interview : Nadine Pochez

Photos noir/blanc © Koosbreukel

(1) dans la version originale
(2) En 1992, Jules-Henri Marchant a succédé à son professeur et directeur Claude Etienne à la tête du Rideau de Bruxelles qu’il dirige encore actuellement avec Martine Renders. Il y a joué plus de 150 rôles et signe régulièrement des mises en scène depuis 1984.

Actuellement
du 22 mars au 6 avril 2007 au Rideau de Bruxelles reprise de Copies (A number) de Caryl Churchill

du 28 mars au 22 avril 2007 au Théâtre Royal des Galeries : Lunes de miel (Private Lives) de Noël Coward

Saison 2007-2008 : au Rideau de Bruxelles : L’heure Verticale de David Hare